À gauche après l’abricotier

 

Batailles choisies #233

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J’arrive au bout de la semaine, de la journée et du rouleau. J’en pleure. C’est idiot, j’ai 36 ans, c’est idiot, les larmes ne m’aideront pas, c’est idiot, j’ai trois enfants. 🍂


 

Usée. Vidée. Asséchée. Rincée. 

Mes journées de reconfinement se résument à passer d’un enfant à l’autre, à parer aux besoin de l’un, à répondre aux désirs de l’autre, à assurer le bien-être du troisième. Aujourd’hui, impossible de trouver du temps pour écrire le moindre mot sur la moindre page.


L’abricotier a encore perdu quelques feuilles depuis ce matin.


Ce que je vis le plus mal dans ce reconfinement, c’est l’impression d’être constamment accaparée par un gamin, d’être soufflée comme une girouette en directions contraires, d’être bouffée vive par leurs demandes incessantes et incompatibles et de m’épuiser à chercher dans ce tiraillement du temps pour me recentrer et exister en un seul morceau.  

Six ou sept fois par jour s’empare de moi un sentiment de découragement intense, quand je crois voir s’ouvrir une fenêtre d’une demi heure où je vais pouvoir respirer et que cette fenêtre me claque au nez aussi sec.

Ouf, Dernier s’est endormi pour sa sieste, je vais m’éclipser un peu pour écrire, ah mince, j’arrive Milieu, oui, on va aller faire de la balançoire, attends, Grand, prépare la dînette, j’arrive dès que possible, oui on va aller au garage, Milieu, on va jouer dans la voiture à partir en voyage, vroum, vroum, ah, Dernier s’est réveillé, Grand, j’ai quelques minutes, je vais travailler un peu, non, on fait une partie de cartes pendant que je change ton frère, Milieu, quoi, encore le jeu de la voiture, ok, je prends Dernier avec nous alors, je ne peux pas le laisser tout seul, Grand, tu veux venir aussi?


À côté du garage où je vais cinq à dix fois par jour faire le jeu de la voiture avec mon fils du milieu, il y a un abricotier, un arbre plutôt court sur pattes, dont les branches se vident avec l’automne qui avance. Il lui reste quelques feuilles vertes, mais la plupart des feuilles, orangées, s’accrochent fébrilement, ou ont déjà été soufflées et jonchent le sol. Depuis la voiture que Milieu s’amuse à faire semblant de conduire, je regarde l’arbre se préparer pour l’hiver. 

Vroum, vroum.

Une feuille de moins.

Une page en moins.

Les saisons passent si vite: l’automne s’est installé! Et le temps de mes journées s’effeuille.

La matinée est déjà finie.


C’est bon, Milieu, on peut faire un autre jeu (que ce jeu complètement pèle-nerf d’attendre sur le siège passager)? De la balançoire? D’accord. Je te pousse dix fois et je vais travailler un peu.

  

Ouf, quelques minutes à moi. Les aînés jouent tranquillement dans le jardin.

Ouf.

Sauf qu’à peine posée sur un fauteuil, Dernier se réveille en pleurant! 

Je n’aurai donc pas même cinq minutes tranquilles...

Quoi Milieu, la voiture, encore? 

Une page en moins.

Une feuille de moins. 

L’après-midi est passée.

Vroum vroum.

Une feuille de moins

L’abricotier déshabillé révèle un nid vidé de ses occupants.

Une feuille de moins.

Une page de moins.

Une journée de moins.


C’est idiot, de pleurer comme ça. 

Comme une gosse avec un gros chagrin.

C’est idiot.

Mais cet effeuillage, ces journées qui s’envolent heures après heures sans que je ne puisse rien faire qui m’épanouisse, moi et moi seule, me mets à terre.

À être tout le temps disponible, je ne suis plus disponible pour personne, cherchant à être toujours ailleurs, à faire toujours autre chose, à prendre à gauche après l’abricotier pour voyage imaginaire. Les frontières sont fermées, les larmes en revanche sont ouvertes.

Vroum.

Une feuille en moins.

Une page en moins.

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