Corvée de cheveux

 

Batailles choisies #270

21 heures. Enfants couchés. Tâche à venir: se laver les cheveux. Corvée de maman niveau 1000. 🧴


 

Allez Héloïse, courage! Ce soir, tu te laves les cheveux.

Longue journée avec les enfants. Beaucoup de disputes entre frères qui me hérissent et me laissent désemparée. D’habitude, une douche rapide pour me mettre vite au lit avec un peu de travail et un peu de musique.

Mais là, miroir, mon beau miroir, quand me suis-je lavée les cheveux pour la dernière fois?

Hé, ma fille, faut faire un effort de présentation..

Mais ça ne fait que deux jours, enfin trois jours, ou à peine quatre!

Allez, courage. 


Il y a tellement de micro-tâches qui sortent de la bouteille de shampooing, qui tombent de mes longs cheveux que m’impose la pandémie, que c’est la corvée.


Entamer une négociation intérieure digne des tactiques du GIGN. Bon, trois jours, c’est pas pire, peut-être ça peut attendre demain, en même temps, ils annoncent grand froid, et puis aujourd’hui la cheminée est allumée, et j’ai une visio demain donc, les cheveux sales, quand même ça donne mauvais genre, quoique ça ne se voit pas beaucoup, mais demain, je serai seule une partie de la journée avec les enfants, ah non, demain, ce sera pire, je serai épuisée, alors, aujourd’hui, oui, ce soir.

Allez, courage.

Peigner à sec. Défaire les nœuds sans trop tirer, passer les dents du peigne sur puis sous la chevelure. Récupérer deux poignées, les mettre à la poubelle.

S’inquiéter de la quantité de cheveux que j’y laisse à chaque fois: on dirait la tonte d’un mouton abandonné dans les landes. Est-ce l’âge, la quarantaine approchant? Le post-partum? 

Goûter le bref plaisir de sentir l’eau chaude tremper la chevelure avant de se rappeler qu’il faut se mettre au boulot.

Plonger les doigts dans la masse, essayer de parvenir au cuir, frotter, passer l’après-shampooing, une, deux fois.

Me demander de nouveau pourquoi je perds autant mes cheveux. La pollution? La marque du shampooing?

Démêler ma journée.

Je fais quoi, alors, pour ces disputes? Je suis trop ferme? Pas assez? J’ai lu qu’il ne fallait pas intervenir, faire en sorte qu’ils règlent eux-mêmes leurs problèmes, mais si je fais ça, Grand va finir borgne et Milieu manchot.

Enlever deux poignées de plus, les laisser sur le bord de la baignoire.

Se dire que c’est le moment de couper l’eau chaude et sortir dans le froid glacial de la salle de bains.

Allez, courage.

Démêler mes cheveux. Le dessus, une fois aïe, deux fois aïe, trois fois aïe. À gauche. À droite. Le dessous, aïe, aïe, aïe, agripper d’une poigne ferme les mèches pour court-circuiter la douleur.

Qu’est-ce que je suis censée faire? C’est le cadeau d’anniversaire de Milieu, il faut que Grand apprenne à le lui laisser. Mais il faut aussi qu’ils apprennent à partager, à jouer ensemble.

Peut-être qu’à quarante ans je me les couperai court?

Enlever les cheveux qui se sont fait prendre dans le peigne, dénouer avec les doigts ceux qui restent coincés. Les mettre à la poubelle. Récupérer ceux qui sont tombés dans le syphon, ceux qui sont en attente sur le rebord de l’acrylique, ceux qui sont tombés sur le sol durant l’opération.

Trouver qu’il fait froid.

Trouver que je n’ai pas de solution pour les disputes.

Frotter mes cheveux dans la serviette de toilettes. 

Sentir qu’à chaque frottement s’érode un peu ma volonté de travailler, me sentir vaincue par la fatigue.

Maudire cette corvée et le patriarcat.

Peut-être que la prochaine fois, je peux proposer un temps de jeu avec les Legos pour chacun, en mettant une alarme?

Faire hurler le sèche-cheveux.

Longues minutes aux racines, aux pointes, au plus profond de la tignasse.

Penser à la capillarité. L’eau descend dans les pointes donc tant qu’en haut ce n’est pas vraiment sec, les pointes continuent d’être mouillées. Avoir l’impression que la corvée n’en finit jamais - si même la physique prête main forte au patriarcat qui me fait perdre trente minutes de ma soirée au lieu de me les laisser pour travailler et m’épanouir! 

Récupérer les cheveux tombés par terre ou envoyés sur les murs par le souffle chaud.

Tout remettre à sa place, peigne, brosse, sèche-cheveux, chouchous. 

Miroir, mon beau miroir?

Me trouver vieille, me trouver moche, me trouver fatiguée.

Maudire le patriarcat.

Revoir mon enfance, ma mère qui nous démêle les cheveux en râlant à ma sœur et moi, pendant des heures. La plaindre, la bénir.

Me dire: heureusement que j’ai trois garçons.

Espérer qu’ils acceptent longtemps la coupe “l’armée de terre recrute”.

Me glisser dans le lit. 

Me dire: bravo.

Me dire: c’est toujours ça de peigné.


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