Le froid du dehors

 

Batailles choisies #456

Maman, est-ce que je peux avoir zéro ami? Ou comment un enfant peut vous briser le cœur un matin, l’air de rien, pendant que vous lui enfilez ses chaussures et son manteau.  🧥


 

- Il fait froid dehors, non, non, tu mets ton manteau! Regarde, il y a du givre sur la voiture! Hors de question que tu sortes en pull !

C’est un matin comme les autres avant de partir à l’école. Debout depuis l’aurore, on est pourtant pressés, on court, on court, après une chaussure qui s’est cachée sous le canapé, après la brosse à dents qui est tombée derrière le lavabo, après le temps qui joue contre nous. J’entends en haut mon mari courser Dernier pour lui enfiler une chaussette, j’entends Milieu se laver les dents, j’entends tous les bruits d’une maison de famille nombreuse, tout ce chaos précédant le moindre départ. Grand se dépêche parce qu’il essaie de partir avec J., la petite voisine et camarade de classe, qui passe devant chez nous à 7h55 tapantes. Je presse mon fils à coups de “vite vite, tu vas rater ton amie!”, à force de “bon, ben tant pis, tu n’iras pas avec ton amie!”, à base de “on ne fait pas attendre ses amies!”. Grand me demande de l’aide pour mettre ses chaussures et, alors qu’il est assis sur les marches, me pose une question d’un air pensif :

- Maman, est-ce que les amis, c’est pour toute la vie?

- Oui, oui, enfin, non, ça dépend, si on s’entend bien avec, lui réponds-je distraitement et sans conviction, dans un ni-oui ni-non emmêlé de matinée sur le fil.

- Parce que tu sais, B. m’a dit que je n’étais plus son ami. Quand j’ai amené le goûter pour la classe, que c’était à mon tour, vendredi dernier, B. a adoré mes tartines…

- Oui, tes tartines au sucre…

- Oui, mes tartines super spéciales au sucre. Eh bien B. a adoré la première que je lui ai donnée. Elle m’en a demandé une autre et elle m’a dit que, comme ça, elle serait mon amie.

- Et? reprends-je d’un ton où point de l’inquiétude.

- Je lui en ai donné une autre et hier, elle n’a pas voulu être mon amie, finalement. 

- Ah, ça arrive, tu sais, ce genre de choses. Parfois, on est amis avec les gens… sans être réellement amis avec eux. Peut-être qu’il faut juste que tu trouves d’autres amis dans ta classe.

- Je n’en ai pas beaucoup. Juste une.

- Oui, J., la petite voisine, elle est super! dis-je avec un enthousiasme qui se veut rassurant. Ce n’est pas la quantité, c’est la qualité qui importe.

- D’accord, répond-il, doucement. Ça veut dire que je n’ai plus qu’une amie. Mais si un jour, elle ne veut plus être mon amie, je n’aurai plus aucune amie, alors, Maman?

Il n’y a plus d’agitation à la maison, plus de bruit, plus de minute qui passe, il n’y a que Grand assis sur les marches, que mon cœur pincé, que les lacets que j’attache très lentement, pour nous laisser à tous les deux le temps de dénouer des pelotes fragiles. Grand a passé plus d’un an et demi confiné chez sa grand-mère. Il n’a eu à cette époque que la petite voisine, trois ans de plus que lui, comme amie. Quand l’école a repris à peu près normalement, Grand a souvent répondu “personne” à la question “et tu joues avec qui, à l’école ?”, a trop souvent répondu “je regarde les enfants jouer” à la question “tu fais quoi à la récréation?”. Pour son père et moi, les amitiés de Grand sont un sujet de préoccupation, un souci en sourdine, une faiblesse, une peur: on l’imagine facilement tout seul, ayant du mal à nouer des liens avec ses camarades, cœur brisé ne sachant pas se défendre de ce monde cruel où on peut ne pas être ami avec lui alors qu’on le lui a promis. 

Grand ne semble pas particulièrement triste, ni blessé de cette histoire avec B. Il m’a posé la question avec une grande ingénuité, beaucoup de douceur et comme si c’était, pour lui, la découverte d’une terre inconnue, avec son lot de questions, de nouveauté, de curiosité : c’est donc ça, le Pays des Ami.e.s? Un lieu de joies et de périls, un pays plein de vallées verdoyantes comme de sombres forêts? 

Je regarde mon fils, son visage paisible, ses yeux vifs, son air absorbé. Il a tellement grandi!  Quand nos enfants grandissent, ils nous échappent. Lorsqu’ils sont petits, nous sommes les principaux responsables de leur bien-être et nous l'assurons presque totalement. Mais, en grandissant, on ne peut plus tout leur donner, c'est à eux de s’élancer dans la vie, à eux de la vivre, et souvent, d’en souffrir. Sur le monde au-delà de la maison, nous n’avons que peu de pouvoir. Nous attachons leurs lacets et les envoyons courir en espérant qu’ils évitent les chutes. 

Trois coups forts à la porte. C’est la petite voisine qui veut partir avec son ami. Grand est tout content. 

Vite, vite, tu es prêt! Attends, je vais juste zipper ton manteau. Il fait froid dehors.


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