Le tapis à grosses fleurs rouges

 

Batailles choisies #636

Bienvenue en Normandie. Bienvenue chez mes parents. Bienvenue à nos vacances. 🌹


 

La sonnerie ronde du téléphone de la réception. L’odeur du pain dans la cafétéria. Le bruissement des feuilles secouées par le vent. Le bazar sans nom qui règne dans ces quelques pièces. Le tapis à grosses fleurs rouges où s’étouffe le bruit de nos pas. Oui, oui, c’est sûr, je suis bien à la maison.

Enfin, à la maison. Pas la mienne. Celle de mes parents.

Enfin, celle de mes parents. Ce n’est pas vraiment une maison, non. L’hôtel dans lequel ils travaillent et vivent temporairement.

Enfin, temporairement. Cela fait vingt ans qu’ils y habitent. C’est une situation compliquée.

Enfin, compliquée, non. Simplement une situation dedans et dehors, un peu oui et un peu non, douce et amère, sucrée et salée.

Enfin, salé, non, je retrouve avec plaisir toute ma vie d’avant, une époque de ma vie passée dans cette petite ville de la Normandie, où mes enfants, mon mari et moi sommes en vacances pour deux semaines.


Je retrouve tout ce que j’ai aimé et tout ce que j’ai délaissé dans cette vie-là, d’avant le Chili, d’avant la maternité. Tout est à la fois merveilleux et banal.

La Normandie, froide, venteuse, pluvieuse en ce début de printemps, déroule ses hauts arbres dont les feuilles, d’un vert jeune si doux, sont secouées par les saucées glaciales, mais je m’en fous - on a de gros pulls et on boira du chocolat chaud à chaque retour de promenade.

Les ornières des chemins sont pleines de fleurs de pissenlit, d’herbe moelleuse et de gadoue qui colle aux semelles, mais je m’en fous - on choisira les balades les moins mouillées. 

Le ciel bleu se plaît toujours autant à jouer à cache-cache avec nos espoirs, oh, ça va être une belle journée, ah non, il pleut finalement, ah mais tout de même, ces éclaircies qui font verdir les bocages normands, qu’est-ce que c’est beau, ne serait-ce que quinze minutes, mais je m’en fous - les jours sont longs.

Ça, c’est pour l’extérieur.

Et pour l’intérieur?

Les employés du complexe hôtelier où travaillent mes parents sont toujours aussi gentils et ont terriblement vieilli (moi aussi, vous me direz, qui me pointe avec mes trois marmots ayant bien grandi).

Les chambres de l’hôtel ont les mêmes rideaux, les mêmes commodes, les mêmes draps blancs et tout doux. Elles n’ont rien de spécial, elles ne font que ressembler à des chambres d’amis dans lesquelles on loge avec plaisir

Je retrouve surtout, banal et merveilleux, le bazar sans nom qui règne chez mes parents, dans cette suite à peine aménagée, où les meubles de récupération n’ont jamais été remplacés par des meubles achetés ad hoc, parce qu’on ne va pas rester longtemps alors qu’on ne part finalement jamais - résultat de croiser l’esprit nomade de mes parents à leur sens rationnel du vivre-mieux. 


La maison de mes parents, ce mi-doux, mi-amer, cet un peu trop et un peu pas assez…

Lorsque je venais, jeune femme, jeune étudiante, chez mes parents, je soufflais d’exaspération de les entendre se plaindre qu’ils n’arrivaient pas à ranger. Ben évidemment, quand on utilise des armoires de dressing pour mettre des bibelots décoratifs à côté des assiettes, des casseroles dans des bibliothèques, des fruits sur le balcon, des chaussettes dans des paniers à couverts et des couverts dans des tiroirs à chaussettes. Sauf que nous sommes ici en vacances et que tout est merveilleux quand on ne reste que quinze petits jours, quand on n’est pas venus depuis presque trois ans, quand on passe plus de temps dehors que dedans, quand on profite d’un rare moment de retrouvailles.


Tout a changé en huit ans d’absence, mais rien n'a changé. 

Ici, c’est la vie de famille, au milieu d’inconnus, de collègues et de connaissances.

Ici, c’est la maison.

Ici, c’est comme à la maison, sans en être une du tout.

On va prendre le petit-déjeuner en pyjama, en lançant le plus sérieusement du monde des “Madame, bonjour!”

On donne des nouvelles de ses enfants à des gens dont on a oublié les prénoms et les professions. 

On fait des plans avec ses parents, qui, comme l’organisation de leur intérieur, trouvent sérieusement à redire.

Mais on est heureux. Revenir dans un lieu familier donne à tout ce qu’on voit des couleurs gaies, teintées de nostalgie. Comme cette moquette à grosses fleurs rouges, que je trouve aussi moche que merveilleuse, aussi lointaine que familière.

Bienvenue à nos vacances.


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