Monstrueuse
 

Batailles choisies #526

Certaines mères sont des monstres, certains monstres ne sont que des mères. 🕊


 

Le fils d’une voisine du quartier s’est noyé dans la piscine familiale. Je ne connais ni les parents ni l’enfant, qui allait à la même crèche que Dernier. Je ne connais pas les détails de cet accident, juste quelques informations données par la directrice de la crèche, juste aussi ce que les ragots et commérages en ont colporté. Je sais donc que la mère, dans la piscine avec son fils, entend son deuxième, un bébé de 4 mois, pleurer à l’étage. Elle laisse quelques minutes son aîné pour aller récupérer le petit. L’aîné enlève les bouées qu’il portait et se noie. Il est hospitalisé dans un état grave, entre la vie et la mort.  


C’est un fait divers dans sa vérité nue, dure, cruelle. Dans les tchats Whatsapp du quartier, c’était, m’a-t-on dit, haro sur la mère, cette irresponsable, cette inconsciente, car tout le monde sait bien qu’on ne laisse jamais, jamais, jamais un enfant seul dans une piscine. Peut-être, peut-être, cette mère était-elle irresponsable, était-elle inconsciente, laissait-elle souvent son enfant seul à proximité de leur piscine. Peut-être.  


Mais moi, je peux absolument m’imaginer être cette mère. Cette mère épuisée par les premiers mois de vie d’un enfant. Cette mère qui a à peine dormi, qui n’en peut plus de ces journées infinies, ingrates, terrifiantes de monotonie et d’exigence, d’être mère. Cette mère qui en a marre de son aîné. Cette mère débordée. Cette mère qui préfèrerait attendre le père, mais qui a voulu occuper son premier parce qu’il réclamait, parce qu’il voulait, parce qu’il commençait à tourner en rond, parce qu’à trois ans, il faut bien faire quelque chose, sinon on n’arrive pas jusqu’au soir. Cette mère qui, quoi, déjà, entend pleurer le bébé, alors que d’habitude, à cette heure-là, il dort une heure. Cette mère qui fait ses calculs, qui pondère, la galère de sortir de l’eau l’aîné contre le risque, mais elle a bien appris à son fils à ne pas s’approcher de l’eau quand il est seul, il sait. Cette mère qui, peut-être, j’imagine, sort son fils de l’eau, le laisse à côté de la piscine en lui disant bien de l’attendre. Cette mère qui peut-être, je ne sais pas, ou je ne sais que trop, s’est dit qu’elle récupérerait son petit en moins d’une minute, mais la couche a débordé, le body est mouillé, le petit a régurgité, ils sont où tous les bavoirs, là, empilant seconde après seconde des tâches minuscules nécessaires à s’occuper d’une vie fragile de nourrisson. Cette mère qui finit par redescendre. Cette mère qui voit l’horreur grand ouverte. Cette mère à qui le cœur est arraché.  


Pauvre gosse. Pauvre bébé. Pauvres parents. Pauvre mère.

 

On roule à peine trop vite, on n’a pas eu le temps d’appeler l’électricien, on n’a pas vu la voiture arriver, on a laissé ouvert quelques secondes pour aérer. On vit trop souvent, sans le savoir, à la limite. On a besoin d’une pause. On a besoin de souffler et on ne le peut pas.

On a beau jeu, dans les tchats à lapidation numérique qui constituent notre quotidien, de faire les choqués, les jugeurs, les donneurs de leçon, les évidemmenteurs. On peut facilement, comme au spectacle, regarder les monstres avec frayeur et délices.


Mais pour moi, un monstre n’est qu’une mère épuisée d’être mère.


Batailles en vrac⭣

Batailles rangées⭣

Tragi-comique
 

Batailles choisies #525

Le spectacle de fin d’année de Dernier, qui commence bien et finit mal, ou l’inverse. 🤶🏻


 

Les sourires

Le monde

Le décor en rideaux noirs et en lumières

Le soleil tombant sur la scène

La chaleur écrasante de l’été

Les petites mains de Dernier qui s'agrippent à mon giron

La longue attente pour prendre une photo-souvenir

Les yeux inquiets de mon fils qui furètent

Les regards insistants des ass-mats, pleins de joie et de pression

Mille signes que ce n’est pas un jour de crèche comme un autre

Mille signes que les enjeux sont importants

Mille raisons pour que le spectacle de fin d’année de mon petit dernier soit une… comment dit-on, déjà? Ah oui: une catastrophe.


Les journées costumées et les spectacles, chez nous, sont toujours des échecs: mes enfants hurlent dès qu’il faut leur mettre des oreilles de lapin, les numéros de danse de fin d’année censés être mignons deviennent des vaudevilles tristes en un acte où mes fils pleurent comme des grandes tragédiennes. De mes trois enfants, Grand porte haut la palme de la catastrophe: un peu avant ses deux ans, je le revois, à Viña où nous vivons à l'époque, hurler depuis le moment où je le laisse dans les bras de la Miss jusqu’à bien trente minutes après la fin du spectacle. Je le revois, durant tout le numéro, se débattre pour descendre des bras de sa Miss, rouge de colère et de chaleur, dans un théâtre bas de plafond où il doit faire 35 degrés, pendant que des parents le regardent, lui, et nous regardent, nous, avec une pitié où point un jugement certain.


Étant donné l’historique familial, il est normal d’être un tout petit peu sur les nerfs pour le spectacle de fin d’année de Dernier, non?


Pour le spectacle de Noël, la crèche a mis le paquet: thème des Oscars, décor magnifique inspiré de la célèbre cérémonie, tout le personnel sur son 31, salle comble, ambiance festive et petits numéros de danse bien conçus par des ass-mats fournissant un travail superbe. 

Mon dernier-né allait-il rendre ses parents fiers? Mon dernier allait-il rompre le cercle des spectacles de Noël ratés que mes deux aînés ont commencé? Mon dernier allait-il faire honneur à toute cette préparation, à l’implication des enseignantes et des parents?


Au son de “Rudolph le petit renne au nez rouge”, entrent sur scène des bambins tout beaux dans leur tenue de soirée, pantalon noir, chemise blanche, surveston rouge brillant et nœud papillon assorti, serre-tête à cornes de rêne. Qu’ils sont choupis! Et qu’il est mignon, mon Dernier, au milieu, sur le devant de la scène, son costume à paillettes rouges étincelant comme les reflets roux de ses cheveux! Les vingt enfants se mettent en place, la chanson et la choré démarrent. Quelques uns des petits dansent timidement. Dernier ne bouge pas et regarde, sourcil froncé, le public d’un air impénétrable. Je serai satisfaite si mon fils reste comme ça, immobile, avec la grâce d’un faon pris dans les phares d’une voiture. Honnêtement, le monde, le décor, le trac tout ça, je comprends. Ce sera mieux que ses frères. J’essaie qu’il ne nous voit pas, même s’il lance des œillades insistantes et inquiètes dangereusement dans notre direction. Allez, plus qu’une minute. Reste comme ça, en camouflage, façon peinture sur le mur. Ah? Non: au milieu de la chanson, son visage se délite, son air interrogateur se transforme en gros chagrin et de lourdes larmes se mettent à couler le long de ses joues pendant que ses hurlements couvrent les sons des cloches de Noël. 


La catastrophe

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Heloise Simoncrèche, Dernier, pleurs