Efféminé, mon fils?

 

Batailles choisies #124

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En deux mots:

Les mamans sont déjà mitraillées de micro-agressions. Alors, entendre dire que mon fils est efféminé, je me le prends en plein coeur.


 

Grand aime les couleurs. Il aime les fleurs. Les fleurs de couleur, encore plus. Il aime les choses qu’il qualifie de “jolies”, il aime décorer, il confectionne des bouquets qu’il offre à son tonton, à sa tata, à ses parents, il fait des dessins avec le plus de couleurs possibles.


Il y a quelques jours, le mot circule à la table du déjeuner familial, à mots couverts d’abord, puis en riant (parce qu’évidemment ça ne va pas me plaire): “dis, quand même, il serait pas un peu efféminé, ton fils?”

À quatre ans, il a déjà eu des remarques



À la maison, on ne dit jamais “ça c’est pour les filles”, “ça c’est pour les garçons”. On s’efforce que Grand vive dans un monde qui n’a ni étiquettes roses ni étiquettes bleues. Il y a évidemment la séparation du genre entre Maman qui fait des lessives et ne sait pas bricoler, et Papa qui fait du bricolage et ne sait pas faire des lessives (et je trouve que ça fait déjà beaucoup). 



Mais ça me désole que, du haut de ses quatre ans et demi, il ait déjà eu des remarques, des remises en place, des régressions. Et pas qu’une. 

À la garderie, une fille plus grande s’est moquée de lui parce que “oh, regarde il joue avec une licorne, comme les filles!”

Une dame bien intentionnée a dit à mon fils qui regardait avec insistance ses boucles d’oreilles: “elles sont jolies, hein, mais ça c’est que pour les filles”.

Ma belle-mère lui a lancé un regard atterré en le voyant porter du vernis à ongles bleu, trouvé dans la salle de bains de sa Tata, a insisté qu’il fallait l’enlever tout de suite. 

Sa maîtresse de l’année dernière nous a dit “oh, sa camarade Lina, oh, il est amoureux, vraiment amoureux!” Elle l’a dit gentiment, mais c’était idiot. 



J’ai dû faire la bien élevée avec la dame aux boucles d’oreilles, dire poliment que beaucoup de garçons en portent aussi, c’est à la mode! J’ai dû rappeler à l’éducatrice de la garderie qu’il fallait faire attention à ce que disent les enfants. J’ai dû surtout prendre sa maîtresse entre quatre yeux et dire qu’il ne fallait surtout pas dire à Grand qu’il était amoureux de sa camarade!  Mon fils a juste une amie. Faire entrer de l’amour de grand là dedans (un amour normé, hétérosexuel), c’est fausser les sentiments de mon fils, qui sont sincères, certainement complexes, riches, et surtout inaccessibles pour nous, adultes, biaisés par cette norme qu’on a fait entrer de force dans nos têtes. Son amitié pour la petite Lina, c’est sûrement beaucoup plus qu’“être amoureux”, alors non, par pitié, pas de ça!


Le faire souffrir pour des batailles qui ne sont pas les siennes


S’il ne vivait qu’à la maison, mon garçon, il pourrait mettre du rose, des boucles d’oreille, avoir une collection de licornes. L’envoyer dans le monde extérieur, c’est là que ça devient difficile. 

D’un côté, je n’ai pas envie d’en faire de la chair à canon, qu’il souffre pour des batailles qui ne sont pas les siennes. 

D’un autre, je ne veux pas toujours me battre, avoir sans cesse les conversations sérieuses avec (contre?) maîtresse, inconnue et belle-mère. 

Je n’ai pas toujours non plus le courage d’affronter le regard des autres, alors que des micro-agressions, au quotidien, il en pleut déjà comme des flèches, sur les mamans. On en est déjà mitraillées.

Pas plus que je n’ai, tous les jours, le courage d’affronter ma propre ambivalence, ma propre retenue. J’ai beau vouloir une éducation sans stéréotypes, je doute. Je n’ose pas. En mon for intérieur, parfois, même si ça me blesse, le mot “efféminé”, que je trouve rationnellement idiot, refait, irrationnellement, surface.

 

Une anecdote. Grand, dans un magasin de chaussures, regarde les paires qui sont accrochées derrière le comptoir. Il jette son dévolu sur une paire de baskets vernies et roses, montantes. Il aime la couleur, vous dis-je.



Le vendeur très embêté, me regardant d’un air catastrophé et compatissant à la fois qui veut dire “ne vous inquiétez pas, je vais vous sauver”, lui dit “ah non, c’est pour les filles, ça, tu n’as pas le droit de mettre ça”. 




Au fond de moi, je suis embêtée que mon fils entende ça. D’ailleurs, il est tout dépité. Elle lui avait, au propre et au figuré, clairement tapé dans l’oeil, cette paire. Mais quelque part aussi je dois avouer que je soulagée, que quelqu’un d’autre ait pris cette responsabilité, ou plutôt me l’ait enlevée. Je ne suis pas sûre que j’aurais accepté de lui acheter cette paire, que j’aurais apprécié de me promener avec lui dans la ville, affronter les regards, m’épuiser à essayer de l’en protéger.


Quand je repense à cette anecdote, mon manque de courage me désole. 

Comment découvre-t-on ses goûts si sur 10 paires de chaussures, on n’a le droit de n’en aimer que 4?



C’est triste que les garçons n’aient, du nuancier des couleurs, droit qu’à 6 couleurs (gris, bleu, marron, vert, rouge, jaune). Et les autres alors? Comment exprime-t-on son goût, comment découvre-t-on ses goûts si sur 10 paires de chaussures, on n’a le droit de n’en aimer que 4?




Derrière le comptoir, il y avait des Crocs bleu marine, ou motif militaire, des baskets noires, des baskets grises. Dans les yeux d’un enfant de quatre ans, une couleur, c’est nul. Il a raison de trouver que le rose brillant, c’est mieux.

C’est nous qui n’avons rien compris.

 
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Heloise SimonGrand, genre