Grand - Trois naissances

 

Batailles choisies #206

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Naissance de mon premier enfant: du bleu, du flou, un fils.


 

(Une nuit de décembre 2015, France)




-Madame est paniquée. On la met, non, cette péridurale? Ce serait mieux, Madame.



La panique est montée d’un cran dans la salle de naissance baignée de bleu et d’une semi obscurité qui se veut rassurante.



Mon travail a commencé depuis presque vingt-quatre heures. Hier soir, à vingt-et-une heures, lorsque mon corps a découvert pour la première fois ce qu’était une contraction, ce feu qui se déclare dans les reins puis se propage au ventre et le durcit, avant de disparaître au loin dans un curieux ressac, lorsque j’ai compris donc, je me suis dit que ça y est, je vais bientôt être maman

C’est mon premier enfant donc je ne sais pas encore que pour un premier, le mot “bientôt” dans “je vais bientôt accoucher” prend le sens de “dans 24 heures à peu près”.

Marche, marche, marche



Je me mets en marche dans notre petit appartement grenoblois, éteins sous peu Le Masque (oui, le film de mon enfance avec Jim Carrey qu’un destin cocasse s’est amusé à me faire mettre ce soir) parce que, non, même entre deux contractions, chic chicky boum, chic chicky boum, il n’est pas possible de suivre un film. 

Je marche toute la nuit, applique à la lettre les exercices appris en cours de préparation à l’accouchement, souffler, s’accroupir, ne pas chercher à fuir la douleur mais au contraire l’accepter. Dans ma tête, je dis “allez, douleur, je ne te fuis pas, je te prends et je te souffle loin de mon fils, vas-t'en, je te rejette très loin de moi, jusqu’au bout de mes pieds et au-delà”. Mon mari et moi minutons les contractions. Toutes les trente minutes, toutes les vingt, retour à trente. 

Toutes les dix minutes. 

Toutes les sept. 

Marcher, de dix heures du soir à six heures du matin, combien de milliers de pas dans notre 30m2, en attendant que les contractions aient lieu toutes les cinq minutes pour se rendre à la clinique? Passer de la cuisine à la pièce à vivre, retour dans la cuisine, faire le tour de la table, aller dans la salle de bains, aux toilettes, tiens, un liquide un peu rosé, le bouchon muqueux, on en avait parlé, revenir dans le salon, voir que mon mari est profondément endormi sur le canapé, je ne vais pas le réveiller, mieux vaut qu’il garde des forces pour plus tard, retour dans la cuisine, petits tours autour de la table, incursion vers le couloir, salon, ad libitum.

J’ai le temps de penser à mille choses en écumant le lino grinçant, le temps de douter mille fois, est-ce qu’il faut partir à la clinique, attendre un peu, est-ce que c’est ça, la douleur horrible dont tout le monde parle, est-ce que je vais y arriver?

Je finis par me décider à 6 heures du matin: 

-Chéri, réveille-toi, je voudrais qu’on parte à la clinique.




C’est pour bientôt, peut-être?

Arrivée à la clinique, attente à l’accueil des urgences, prise en charge, couloirs, blouses, visages, nous voici devant l’entrée du service obstétrique.

Attachée par les câbles et la machine de monitoring qui m’empêchent de bouger pour soulager ma douleur, je souffle pour échapper aux contractions, ce qui est plutôt inefficace. 

“Bon, Madame, 2 centimètres, le travail a bien commencé mais la naissance peut être pour ce soir, cette nuit, ou même demain. Deux choix s’offrent à vous: rentrer chez vous et revenir plus tard, ou aller marcher une heure dans le quartier voir comment ça fait évoluer le travail.

Faire des tours de table de cuisine, encore, toute la journée? 

Oh, non! Plutôt battre le pavé du quartier de l’Hôpital Sud. 




Il fait un froid sec, du givre recouvre les quelques espaces verts. Au milieu des trottoirs, ignorants des grimaces étonnées des passants, on s’arrête parfois pour soulager les contractions, je me plie, m’accroupis, jusqu’à ce que la douleur me délaisse. Dans une contre-allée davantage à l’abri des regards, sous un soleil radieux, dans la buée de nos haleines, passe l’heure demandée qui nous permet de prendre le chemin du retour.

Le monitoring rend son verdict: on peut m’admettre. 

Sauf que dans les heures qui suivent, plus rien. Je n’ai plus de contractions, finis même par m’endormir dans la chambre avec vue. Je m’étonne: c’est ça, un accouchement?

Le gynécologue qui a suivi ma grossesse passe dans l’après-midi et m’explique que la naissance peut n’aboutir que dans la nuit ou demain matin. Que si demain, rien ne se passe, il vaut mieux déclencher pour éviter que les accouchements durent trois jours, vous comprenez.

La solution pour éviter de déclencher?

Marcher pour que ça accélère le travail.

Soit.

Cent pas dans les couloirs, mille pas dans la chambre, ma perfusion, ma perche et moi. 

Ça panique



C’est pour bientôt, peut-être?

Début de soirée, le monitoring donne sa bonne nouvelle: ce sera pour cette nuit. À raison d’une heure par centimètre de dilatation en moyenne, probablement entre 3 et 4 heures du matin, me dit la sage-femme. C’est le moment de vous amener en salle de naissance.

J'aperçois dans la salle voisine des bacs remplis de liquides et solides de couleur morbide, des tissus rouges qui jonchent le sol, du sang à même le lino. Je me dis: Ah, mince, c’est à moi, maintenant? Je ne sais pas si je le veux, cet enfant, finalement...





C’est pour bientôt, peut-être?

La porte se referme sur notre salle. Un peu de lumière, table gynécologique, un fauteuil pour le papa dans un coin.

Pour le monitoring, je suis semi-assise durant de longues minutes sur la table d’examen. Impossible, dans cette position de soulager ma douleur, reliée que je suis à la machine par des fils, reliée à la perche par une perfusion. Les exercices appris ne me servent à rien. J’ai l’impression de découvrir que le pistolet que j’ai l’intention d’utiliser pour traverser un quartier de mafieux est en plastique.

Les contractions sont plus douloureuses, la douleur monte d’un cran en passant de trois à quatre centimètres d’ouverture. Et je dois aller jusqu’à dix! Mais je ne vais jamais y arriver! La panique commence à m’envahir.

La sage-femme qui a pris son service de nuit entre pour se présenter et me propose la péridurale: 

- Madame est paniquée, dit-elle à mon mari. On la met, non, cette péridurale? Ce serait mieux, Madame. On peut le faire tout de suite, ou plus tard. Mais la faire tout de suite permettra de faire avancer l’accouchement, d'accélérer le travail. Et puis vous ne sentirez plus rien.




J’hésite. Aujourd’hui, je ne sais pas si c’est avec ou sans conviction. Quelque part, est-ce qu’une femme ne devrait pas vivre l’expérience de la douleur? Est-ce qu’il ne faudrait pas connaître un accouchement biblique? Est-ce que, si je suis anesthésiée, ça compte vraiment comme donner la vie?

Mais j’ai peur. Je n’ai parcouru que la moitié du chemin, je souffre déjà, je ne vais jamais y arriver! Mon mari m’incite à accepter. Tu ne tiens pas bien la douleur, ma chérie, tu sais, me dit-il en me caressant gentiment la tête.



D’accord, oui, la péridurale. Est-ce que mon mari peut rester? Je suis stressée, dis-je à l'anesthésiste. Il refuse, mon mari sort. 

Je le sens derrière moi, je m’excuse des mouvements de peur involontaires qui rendent son travail plus difficile: 

- Mais détendez-vous!

- Excusez-moi, je ne suis pas très détendue comme fille, moi.

Un grand bain de flou




Post-péridurale, mon accouchement ne sera qu’un grand bain de flou, une nébuleuse de souvenirs à la chronologie confuse.

Des heures, quatre peut-être cinq, entre la péridurale et l'expulsion, je ne garde que le souvenir d’un immense bleu: bleu de la lampe au-dessus de la table, bleu des meubles, bleu des blouses, bleu des murs.  




Je suis couchée sur la table d’accouchement, je grelotte, effet secondaire de la péridurale dont on m’avait prévenue. Je sais que mon mari est dans la salle mais je ne le vois pas, ne le sens pas. Moi qui pensais que je serais désespérément accrochée à lui, je le remarque à peine. Je suis ailleurs.

On m’a, je crois, remis une dose d'anesthésiant pour accélérer tout ça, on m’a aussi percé la poche des eaux - je me souviens du bruit du liquide qui coule hors de moi.

La sage-femme passe régulièrement pour me et se féliciter du travail qui avance vraiment bien.



Dans mon flou bleuté et aqueux, je dors, je gémis, je geins, je tremble.

Je comprends pourquoi certaines femmes font le choix que je n’ai pas fait, celui d’accoucher de manière physiologique. Je comprends que là, c’est davantage la médecine qui m’accouche. Je suis passive, soumise au savoir de la médecine et soulagée de l’être, mon corps traversé par des produits qui donnent le bon rythme, mon corps à disposition des professionnels de santé. 




La sage-femme, talonnée par la gynécologue de garde, entre soudain avec empressement et m’annonce: “c’est bientôt l’heure!” 

J’acquiesce doucement.

La gynécologue me demande dans quelle position je veux accoucher. Ma réponse, “de côté”, provoque une grimace de désapprobation: pour un premier, je ne vous le conseille pas, c’est plus difficile.

- D’accord, si vous pensez que c’est mieux, oui, la position traditionnelle. 

Satisfaite, elle s’en va. 

À la sage-femme, je dis que je n’aime pas trop les étriers. Elle a des sortes de boudins, si ça me met plus à l’aise - oui.






Du temps passe. 

La sage-femme revient, la gynécologue aussi, peut-être d’autres personnes, je ne vois rien au milieu de tout ce flou. 

La sage-femme n’a pas trouvé les boudins.

Allez, hop, étriers.





Très vite le bleu flou et sombre est percé de la lumière ronde et vive de l’accoucheuse. Je sens des mains empressées, des gestes experts, là-bas en bas, vers l’obstétricienne, les doigts qui passent sur le bord du vagin, des nettoyages à l’eau, je ressens confusément là-bas que ça sort, que ça défèque, que ça coule.




- C’est le moment de pousser, Madame, hein. C’est à vous de pousser quand vous en ressentez le besoin. 

Mon corps va me le dire. 

Dès que je sens une contraction, je pousse, hein?

Sauf que mon corps est nouveau à ce jeu-là. Et puis, que reste-t-il de mon corps, au milieu de toutes ces hormones de synthèse?

Dans les dix minutes qui viennent, j’aurai l’impression d’une anarchie terrible, d’une décoordination patente, d’un ridicule tenace. Je me sens gourde, prise de panique, ne sachant comment faire ce qu’on me demande, ce qu’on m’a assuré que je savais faire naturellement, ne sachant s’il faut pousser maintenant ou non. Je me sens dégingandée, sans point central, sans concentration, le menton trop contre la poitrine. Incompétente. Poussant sans ordre.






Dans le flou de mes efforts, je distingue la voix de l’obstétricienne qui dit “ça ne passe pas, ça ne va pas passer, c’est le périnée qui…” Elle tient un bistouri et regarde mon entre-jambes en pesant de toute évidence le bien-fondé d’une incision.

Entre deux poussées, je me lamente que je ne vais pas y arriver, je ne vais pas y arriver, mais si, c’est très bien ce que vous faites, m’encourage la sage-femme. J’ai l’impression d’être au bout de mes forces et de mes capacités, j’ai l’impression de m’être embarquée dans une aventure pour laquelle je n’ai pas la carrure.




- Tu fais ça très bien, oui, c’est bien m’encouragent différentes voix autour de moi! 

- Ça y est, ça y est, me dit mon mari la tête est sortie! 

Le bistouri n’a finalement pas été utilisé. La tête est sortie. Suit une sensation de déversement, une sensation de relâchement soudain.

Je regarde vers mes jambes et vois apparaître entre mes cuisses une petite tête.

Un bonhomme gris




Je ne ressens pas l’amour illimité, ni le coup de foudre, ni aucune certitude définitive d’amour incommensurable, pas plus que de serment de protection qui naîtrait avec l’enfant, comme dans les films.

En revanche, je ressens un immense étonnement, étonnement en miroir avec celui que je lis dans les yeux de la petite tête grise qui sort, qui flotte presque entre mes jambes quand je la vois pour la première fois: une surprise d’être là, au monde, d’être né.

C’est un petit être que je vois, gris et surpris, qui vient d’arriver dans mon monde. Je ne sais lui dire qu’un “oh” puis des “bonjour, bonjour toi”, pendant qu’à la petite tête aux yeux étonnés suivent des bras, un torse, un ventre, des petites jambes pendantes.





Après cette rencontre, le processus de faire naître un nouvel être se poursuit: alors que Grand est sur ma poitrine, on m’appuie sur le ventre pour expulser le placenta, sensation désagréable alors que non, on ne veut plus accoucher, ça y est, il est déjà là, le bébé, laissez-moi en paix, sensation d’être vidée intensément, que mes entrailles sous un corps tout flasque sortent par mes jambes écartées.

Je chasse cette délivrance qui bientôt est oubliée, le temps du peau à peau, des caresses de cet être mouillé et grisouille, des bisous sur cette chair qui ne me dégoûte pas.



De cette première naissance, c’est l’image qui reste avec moi à jamais dans le flou de la nouveauté et de la chimie obstétrique: une petite tête grisouille avec de grands yeux étonnés d’être là.

Oh! Mais qui es-tu, toi?

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