Un instant de dissociation

 

Batailles choisies #246

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Il m’arrive de regarder mes enfants comme s’ils n’étaient pas les miens, une expérience de dissociation pleine de hauteur et de candeur. ↔️


 

Je regarde mes trois garçons avec une curiosité de nouvelle arrivée dans l’école.



Sur la balancelle au tissu blanc rayé de vert, Grand se tient affalé tout à droite, puis par ordre de grandeur Milieu qui bat des jambes au centre, Dernier, adossé bien droit comme un bébé qui ne sait pas encore s’asseoir, puis moi qui tiens Dernier contre ma hanche.

On se balance doucement.

Je regarde mes trois garçons.

Mes trois fils.

J’ai trois enfants.

C’est fou. 



Je les regarde comme si je ne les connaissais pas, de l’extérieur, comme si ce n’était pas moi qui leur avais donné naissance. J’ai l’impression d’être une cousine qui ne vient pas souvent s’étonner qu’ils aient tant grandi!

Grand, cheveux blondinets, regard doux. 

Milieu, tignasse brune en bataille, regard perçant. 

Dernier, fins poils sur le caillou du nourrisson, grands yeux de Bouddha étonné.

Certains jours, j’oublie brièvement que je suis mère.




La balancelle, coincée entre une rangée d’arbustes et une barrière blanche, d’accès casse-figure, nous cache, reclus et tassés ainsi tous les quatre, soustraits un bref moment à la course d’une journée de famille nombreuse. 

Ma famille nombreuse.

Mes trois enfants.

Mes trois fils.

Certains jours, j’oublie brièvement que je suis mère. Je ne suis que moi. Je m’éveille parfois en me disant “ah mais c’est vrai que j’ai des enfants!”.

Je me dis que j’aurais pu ne pas les avoir, que j’aurais eu une toute autre vie

Je ressens une impression libératrice et oppressante que je n’ai pas choisi ma vie, mais que ma vie m’a choisie.




Il m’arrive régulièrement de vivre cette fugace expérience hors de moi, cette dissociation, une sortie du temps présent, un temps suspendu qui aujourd’hui a brièvement posé ses valises sur la balancelle blanche et verte pleine de traces de chaussures d’enfants, chez ma belle-mère. 

Mes trois fils.

Je me demande qui ils sont. Je me dis que je ne les reverrai plus jamais à cet âge, que cet instant, cinq ans et demi, trois ans dans un mois et trois mois et demi, sera chassé sous peu. Je me demande ce qu’ils vont devenir quand ils seront des hommes et que leur enfance sera loin.  

Ils ne m’appartiennent pas



Certains jours, je regarde mes trois garçons et je ressens physiquement à quel point ils ne m’appartiennent pas. Ils sont là, posés dans ma vie, pour l’heure lourdement, appelés, j’espère, à en partir avec aplomb, appelés, j’espère, à faire dans ma vie des allers-et-retours avec légèreté et confiance.

Mes lèvres esquissent un sourire. C’est encore la pause.

Le vent souffle dans les feuilles des arbustes, la poussière sous les pieds de Milieu s’envole, le silence règne encore. Mais…

Le temps suspendu de la mère frappée par l’extranéité et l’étrangeté de ses propres enfants va bientôt chausser ses sandales ailées et déguerpir - les deux grands commencent à se chamailler, la bulle va éclater.

“Arrêtez de vous chamailler, les enfants! Vous allez vous faire mal!”

L’étrangère et la mère vont redevenir une.

En pleine conscience alors, je regarde ces hommes en devenir, je me dis qu’ils sont si jeunes et bien grands, déjà.

Que je ne sais pas bien si on est proches ou éloignés.   

Qu’ils sont beaucoup moi et qu’ils sont beaucoup eux-mêmes.

Que j’ai avec moi des êtres qui me doivent tout et qui ne me doivent rien.


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