Au grand air

 

Batailles choisies #274

Trois promenades dans la campagne de la pré-cordillère, autour de chez ma belle-mère: souffler, s’aérer, s’élever l’âme. ⛰


 

Si seulement je m’en étais souvenue avant! 

Il y a trois petites semaines que je me suis rappelée les deux destinations faciles à pied depuis chez ma belle-mère: une lagune asséchée à moins d’un kilomètre et, au-delà, un square en contrebas de la route de terre à deux kilomètres et demi.

J’aime marcher. J’ai toujours aimé ça. Le contact avec la nature, le grand air, les sorties, c’est à la fois un souvenir et un cadeau de mon enfance - merci les parents, merci Maman, surtout. En devenant mère moi aussi, je me rends compte que passer du temps dehors dans la nature avec les garçons, c’est quelque chose que je veux transmettre. Et que je préfère mille fois endurer la galère de faire sortir trois enfants, allez, on met les bottes, non, il faut prendre un pull, attendez, j’ai oublié le bonnet, oui, on prend des pommes pour l’en-cas, et une bouteille, les clés, mince, mon téléphone, je remonte, attendez, ne vous disputez pas, on y va, attendez-moi, que je préfère mille fois endurer ces habillages s’ils m’offrent en fin de compte le grand air et m’évitent les journées enfermées à régler des disputes autour des majorettes.


Le grand air.

Grand marche devant; Milieu à côté de moi me tient la main; Dernier, en porte-bébé ventral, grands yeux ouverts sur le monde immense, gigote et gazouille de bonheur.

C’était il y a trois semaines.

J’attends la confirmation que je pourrai prolonger mon congé maternité. Aucun signe pour l’heure que crèche et école réouvrent. Bientôt trois mois que nous habitons chez ma belle-mère. 

Je regarde autour de moi les montagnes parsemées de maisons aux styles disparates. Le soleil radieux, l’air vif, se mélangent aux jeux de mes enfants, dégringoler dans les pentes, jeter des cailloux, arracher des feuilles. La vue et la sérénité des paysages de montagne me rassérènent. 

Une grande respiration dans ce monde maternel et a fortiori covidique où je me sens souvent emprisonnée. 

Un grand soleil, temps suspendu, une vie encore hors du monde. 

Une vie qui me pèse mais une vie qui est un cadeau pour mes enfants. 


*


Mon cœur est lourd. Dans ma tête, c’est la maelstrom: alors, en fin de compte, je ne vais pas pouvoir prolonger mon congé? Pourquoi? Je ne comprends pas! Alors, dans quelques semaines, je vais devoir retourner au travail? J’ai une boule dans le ventre, un nœud dans la gorge depuis que j’ai vu “vous n’êtes pas bénéficiaire du prolongement” affiché sur la page, comme une terrible mauvaise blague.

La gorge serrée, j’essaie de ne pas faire défiler la liste de tout ce que ça implique, réadapter mes cours à l’enseignement semi-présentiel, organiser l’entrée de Dernier à la crèche, introduire le biberon, vérifier que les horaires d’écoles et de crèches calent, simple gestion de la vie familiale, mais une liste de tâches dans laquelle se faufilent, à chaque point, des angoisses et des peurs que je n’arrive pas à garder sous contrôle. Et quoi! M’embarquer dans une adaptation à la crèche, en rush, comme ça, dans les prochaines semaines?  Retomber dans les absences pour cause d’enfants malades? Et s’il y a un nouveau reconfinement? Alors me voilà à faire des cours à distance, avec mon aîné à qui il faut aussi faire la classe, avec un mari en télétravail sans flexibilité, avec Milieu qui pompe une énergie de toute la sienne, inépuisable, et un bébé de six mois?  


Oublier! Aller dehors!

Je préfère sortir, sortir jusqu’à la place, faire nos cinq kilomètres aller-retour, quitte à ce que j’ajoute de la fatigue à l’épuisement des insomnies de stress. Mais… le stress est une matière volatile… Les enfants doivent sentir que je suis angoissée, que je n’arrive pas à faire surface aujourd’hui. Ils doivent sentir que je suis hors de moi, incapable de profiter de ce cadeau d’être dehors. Le grand air qui m’apporte toujours du réconfort, de la sérénité, qui me recentre, me permet d’habiter mes pensées, qu’elles soient douces ou sombres, mais que je peux habiter également grâce au mouvement de la marche et à la présence de la nature, là, j’y suis insensible.  

La sortie est une galère: Grand et Milieu font leurs jeux habituels, sauter dans la gadoue, plonger leurs mains dans la terre, lancer des cailloux et des branches, faire la course entre eux… sauf que tous leurs jeux innocents m’insupportent. Dernier n’arrête pas de pleurer, alors qu’il a mangé, qu’il est stimulé, que je le cajole, même sans y croire. 

Les enfants ont besoin de conviction. Or elle est ailleurs, diluée dans mes angoisses.

Je regarde les montagnes, sous le ciel gris qui ne s’est pas levé de la journée, ciel bas qui m’oppresse.

Face aux pleurs que je n’arrive pas à calmer, aux jeux que je n’arrive pas à apprécier, je me résous à m’installer sur un banc qui surplombe la lagune à sec. Tant pis! Je donnerai le sein à Dernier en surveillant en contrebas les amusements sales des aînés.

L’air est vif sur mon cou et ma poitrine découverte. Je mets Dernier, dont le nez est rosi de froid, sur mon sein. Pendant qu’il tète goulûment, les rayons du soleil font une percée à travers la mer blanche des nuages

Pause.

J’ai besoin d’air.


*


Grand beau temps.

Soleil radieux.

Maman radieuse. 

Je vais pouvoir bénéficier du prolongement. Quel soulagement! J’ai l’impression qu’on m’a enlevé un poids qui m’écrasait la poitrine.

Je respire.  

Je sors pour notre traditionnelle promenade jusqu’au square avec une joie et une tranquillité que je n’ai pas connues depuis longtemps. Je mesure dans chaque pas ma chance, mon privilège, de vivre encore un peu dans le temps suspendu du congé maternité, de vivre loin du risque de Covid, des classes qui ouvrent et ferment, des cours qu’il faut donner en classe, à distance, les deux, dans une incertitude et une adaptation constantes qui m’ont exténuée l’année passée. 

Arrivée en haut de la lagune asséchée, je prends un grand bol d’air.

La ville où nous vivons déconfine: école et crèche réouvrent. Nous partons demain. 

Nouveau bol d’air.

J’aime encore plus aujourd’hui sortir au grand air, avec l’équipée habituelle: Grand, Milieu et moi bottés en prévision de la gadoue du sol mouillé des jours d’hiver, Dernier en porte-bébé.

L’allée se passe tranquillement, jeux innocents, gazouillis de joie, je suis légère, sens à peine les 7 kilos que je porte en la personne de Dernier ni les kilomètres jusqu’à la place.

Je suis heureuse, je retrouve mon enfance, je suis devenue ma mère, sortant seule avec ses trois petits dans la nature.

Faire 5 kilomètres aller-retour en marchant avec un enfant de 5 ans, un de 3 et un de 5 mois, savoir que j’y arrive seule sans problème, qu’on arrivera tous à la maison, revigorés et joyeux, est pour moi un sujet de fierté. Je connais bien mes enfants, je connais leurs limites, leurs rythmes, leurs moteurs, j’arrive à surfer sur les vagues de leurs jérémiades, me faufiler dans les rouleaux pour qu’on puisse tous trouver du contentement à la marche. J’en suis fière et je crois que j’ai le droit. 

L’aller, évidemment, est le plus facile: on a un but, on se dirige vers la place, où il y a des balançoires et un tape-cul. 

Le retour m’a demandé de peaufiner mes techniques, testées et approuvées: 

  • Donner un signe tangible que c’est l’heure du départ, par exemple: quand le soleil se cache derrière la montagne, on y va! Ou bien: quand Dernier commence à s’agiter, on rentre!

  • Trouver un jeu qui nous fait avancer, comme “le prochain qui touche la borne là-bas”! Ou bien utiliser la curiosité comme un moteur, comme “regardez, tous les oiseaux qui sont allés se cacher dans le palmier, là-bas!”

  • Faire oublier la marche en donnant l’occupation de... manger. Une valeur sûre! Tiens, Milieu, tu veux une pomme? Avec chaque bouchée, avec l’action de mâcher, il oublie qu’il marche aussi, comme s’il ne pouvait se concentrer que sur une chose. Et hop, il avale les kilomètres en même temps que sa pomme!

Sauf que… ça traînassse. Ça geint. Ça trébuche et ça geint davantage.

Quoi? Alors que je suis toute joie aujourd’hui, la promenade menace de finir en prise de bec!

Dernières centaines de mètres et quoi, j’échoue?

Une idée, une idée…

Une chanson! 

1 kilomètre à pied, ça use, ça use, 1 kilomètre à pied, ça use les souliers!

Ces montagnes m’impressionnent, j’aimerais tant les explorer…

2 kilomètres à pied, ça use, ça use, 2 kilomètres à pied, ça use les souliers!

J’aurai souffert durant ces reconfinements… mais quel cadeau de pouvoir sortir, quel cadeau pour des enfants d’être dehors.

3 kilomètres à pied, ça use, ça use, 3 kilomètres à pied, ça use les souliers!

Un jour, je n’aurai de cette période que des bons souvenirs, qui sait?

Temps radieux, air vif.

Respirer à pleins poumons, au grand air.

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