Des embranchements

 

Batailles choisies #292

Parler avec un enfant de trois ans, c’est un sacré voyage, avec détours, raccourcis et beaucoup de court-circuits. 🔩


 

Milieu, trois ans, a désormais avec nous de grandes conversations. Il faut dire qu’il a un paquet de choses à raconter! Et quand je dis “paquet”, c’est parce que, pour moi, son cerveau fonctionne par paquets. Dans sa tête, c’est comme s’il y avait un stock de récits et d’histoires, celles qu’on lui a répétées et expliquées, qui ont fini par faire sens pour lui et qu’il a intégrées, qui font partie de son imaginaire, de sa pensée, de son raisonnement, qui forgent ses passions et ses goûts. Ce sont également celles qu’il est capable de nous raconter en retour. 

Par exemple, il y a l’histoire du week-end promis chez sa grand-mère, mais annulé par peur de Covid.

Il y a l’histoire de ses amis qui l’attendent à la crèche pour jouer avec les petites voitures.

Il y a l’histoire de sa Tata qui est rentrée en France pour travailler sur ses photos.

Il y a l’histoire de son Papi qui est tombé en trottinette.

Il y a l’histoire de l’opération de son Tonton, celle de sa Mamie qui lui a offert ce joli pull avec un dessin de marteau, celle de la fois où les chiennes de sa grand-mère ont dévoré un oiseau, celle de la fois où il a coupé les branches de l’amandier avec Papa, celle où Maman était fâchée parce qu’il y avait trop de chaussures dans l’entrée, et d’autres et d’autres encore, de plus en plus à mesure qu’il grandit. 

Ce sont des récits originels, à la croisée du souvenir et de l’invention: c’est le monde de Milieu, qu’il comprend, dans lequel il habite et avec lequel il analyse sa vie.

Il les raconte parfois lorsque le contexte s’y prête: lorsqu’il voit une vis, il dit: c’est une vis comme celle que Tonton a dans le bras, parce que des docteurs lui ont mis à l’hôpital dans le coude; lorsqu’il regarde une branche d’amandier, il explique qu’avec Papa, ils ont élagué l’arbre le week-end dernier, parce que comme ça il repoussera plus vite, aura beaucoup de fleurs et ensuite beaucoup d’amandes, miam.

Il raconte tout ça d’un air très sérieux, docte, avec le regard franc de quelqu’un qui donne une information essentielle, il raconte tout ça dans son francognol délicieux: Tonton, les doctores lui ont mis une vis en el hospital, aquí dans le brazo, avec un marteau.  


Mais ce qui m’amuse le plus dans ses conversations, c’est que chacun de ses récits originels a des embranchements vers d’autres. Il peut donc partir sur l’histoire de son Papi qui tombe en trottinette et prendre l’embranchement de la chute pour finir sur l’histoire de l’opération du coude de Tonton, avec étape par le marteau comme dans sur son pull de la fois où il a réparé la cabane et qu’il a vu un serpent: ici, Papi cayó en trottinette, il est parti à l’hospital, avec Tonton, et ils lui ont mis une vis dans le bras. Avec un marteau aussi, comme le pull de Mamie en Francia. Mais les branches, on ne coupe pas avec un marteau et on ne met pas de clous, non, non, non, avec des outils pour le jardín de Papa, elles sont tombées au sol et elles auront beaucoup de frutos, miam! Avec du chocolat.  


C’est une telle chance, et un tel amusement, de pouvoir observer ce cerveau en formation qui ne ressemble à celui de personne d'autre, dans lequel il y a des kilomètres de routes qui vont d’une histoire à une autre par des chemins détournés.

Et qu’il est beau, ce petit cerveau où les protagonistes, objets, lieux sont offerts à son esprit constructeur, comme le conte en kit à monter soi-même de son imaginaire en chantier - avec un marteau, des clous et des vis, bien entendu.


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