L'ânesse
Batailles choisies #347
Comment on fait pour aider son enfant à corriger un défaut sans lui coller une étiquette injuste sur le dos? Mais comment on fait? Putain que c’est dur, certains soirs, d’être parent. 💢
- Grand, tu ramasses la serviette et tu la pends. C’est toi qui as tiré dessus pour t’amuser. C’est à toi de la raccrocher.
- Comment je fais?
- Tu trouves une solution. C’est pas à moi de réparer tes bêtises.
Grand, mouillé encore à la sortie de son bain, porte avec la grimace exagérée d’une insurmontable difficulté la serviette vers l’inaccessible patère.
- J’y arrive pas. Voilà, j’y arrive pas, répond-il en jetant par terre la serviette.
Nos regards se croisent. Le sien, têtu, provocant. Le mien, dur, exaspéré. Une seconde à se toiser. Puis j’explose:
- Grand, c’est pas possible que tu sois pas capable de trouver une solution à tes problèmes. Tu crois quoi, que je suis censée faire les choses à ta place? Tu ne vois pas le marche-pied derrière toi? Tu n’es même pas capable de l’utiliser pour raccrocher la serviette. J’en ai marre que tu n’aies aucune initiative, que tu sois empoté comme ça, que tu attendes toujours des autres qu’ils fassent les choses à ta place, c’est pas acceptable! J’en ai marre que tu ne vois pas les conséquences de tes actes, marre, marre, marre. Tu es vraiment paresseux, vraiment incapable de faire un effort! Pas la peine de pleurer comme ça. Tu montes sur le marche-pied, tu remets la serviette et plus vite que ça. Tu te mets en pyjama et tu te mets au lit tout de suite!
Il m’énerve, il m’énerve. Qu’est-ce qu’il m’exaspère quand il traîne des pieds, qu’il n’a aucune intention de faire le moindre effort!
Mais comment on fait pour apprendre à son enfant le sens de l’effort?
Comment on fait pour éduquer un garçon à trouver, à chercher, à essayer, à s’acharner, à ne pas abandonner au moindre obstacle?
Au lieu de faire cette tête de … cette tête de mule, avec son air d’andouille, bras ballants, cette tête qui me m’énerve, me décompose, m’enfurie, me furaxe..
Ma colère a explosé pour une moue de mauvaise volonté?
Non. Elle a explosé pour cette fois où il a dit qu’il n’arrivait pas à mettre ses chaussettes, pour sa façon de traîner les pieds quand il faut débarrasser la table, pour cette fois-là où il ne trouvait pas ses chaussures, ben voilà, je les trouve pas, pour tous les Maman, j’arrive pas, Maman, tu peux le faire à ma place, c’est trop difficile, pour toutes les fois où il m’a dit ben je sais pas, je sais pas faire, non je sais pas quoi faire, pour toutes les fois où je le regarde lutter avec ses deux mains gauches pendant deux secondes sur un bouchon qui ne se rebouche pas avant de déranger deux personnes pour le faire à sa place.
Ma colère s’est abattue sur lui parce que j’ai peur.
Peur de cette mauvaise volonté, de cette mauvaise tête, de ces pieds qui traînent et du baudet qui a décidé qu’il n’avancerait pas qui me sert de fils aîné.
Non, je ne veux pas d’un fils comme ça.
J’ai tellement peur d’un enfant qui n’a pas le sens de l’effort, sans persévérance, sans aucun sens de l’initiative et pas dégourdi pour deux sous! Alors que pour moi, ce sont des valeurs fondamentales!
Mais comment on fait pour lui apprendre ça? Comment on transmet ça à un enfant à la vie douce et protégée? Est-ce que je lui ai trop passé, trop donné, trop prémâché?
Mais comment on fait?
Je déteste les soirs d’engueulade, les soirs où je crie, les soirs où mon fils va se coucher en pleurant, les soirs sans bisou de bonne nuit.
Je déteste être cette mère-là.
Comment je fais pour ne pas être cette mère-là?
Pour ne pas être celle qui récrimine son enfant, qui lui hurle des reproches au visage, qui le traite de fainéant à base de “tu fais toujours ci”, “tu fais jamais ça” et autres “tu es incapable de”?
Comment on fait pour ne pas tomber dans ces travers que je m’étais promis d’éviter? Ne pas attaquer son enfant, l’encourager sur ses qualités plutôt que de souligner ses défauts.
Parce qu’à ma peur d’élever un fils paresseux répond ma peur de coller sur mon fils une étiquette injuste. Et si, à force de me dire qu’il était lambin, il le devenait? S’il grandissait en ayant dans sa tête les échos terribles de mes critiques, s’il se disait sans arrêt qu’il était passif, que cette étiquette que je lui ai collée lui collait à la peau, qu’à force d’avoir peur de ces défauts, ils prenaient une place énorme, difforme dans nos vies à tous, résultats de mes projections plutôt que de son caractère?
Je ne sais pas. Je ne sais pas comment on fait.
Je suis perdue.
Et entre mes deux peurs, la crainte d’avoir un fils engourdi et tire-au-flanc, et la crainte d’être une mère trop dure, trop exigeante, je deviens, ces mauvais soirs, l’ânesse de Buridan.
Je déteste les soirées comme ça.
Dormir dessus. Je ne sais pas. Je pense tout et son contraire.
(Le lendemain matin, un peu avant sept heures)
- Maman, Maman, viens voir! me dit Grand tout guilleret en posant un bisou sur ma joue. Lève-toi vite, viens voir en bas…
- Je viens, je viens… Mais, Grand, tu as mis la table du petit déjeuner?
- Oui, je me suis réveillé plus tôt, je me suis habillé et j’ai tout préparé, regarde! J’ai mis les assiettes, les couverts, les verres, les jus de fruits, j’ai même sorti les tasses pour vos cafés. Comme ça, on pourra arriver en premier à l’école!
Être tiraillée entre les soirs sombres et les matins doux, écartelée entre les peurs, partir dans la mauvaise direction en croyant prendre la bonne, voir trop ou pas assez, se croire dans son bon droit et se faire donner tort par ses enfants.
Putain que c’est dur, que c’est poignant, d’être parent.