Roulez, jeunesse

 

Batailles choisies #391

On s’inquiète tout le temps quand on est parents. On s’inquiète de grandes comme de petites choses. On fait aussi de grandes montagnes de choses minuscules. Exemple pris chez moi: apprendre à mon aîné à faire du vélo. 🚲


 

Mon aîné ne sait pas faire du vélo.

Ça m’inquiète.

Il a fêté ses six ans.

Tous ses amis font déjà du vélo sans petites roues.

Ça m’inquiète vraiment.

Il n’aime pas beaucoup l’exercice physique.

Il a eu quelques problèmes de surpoids qui lui ont rendu l’exercice physique plus difficile.

Il doit absolument apprendre à faire du vélo.

Il va rater tellement d'occasions de cimenter ses amitiés.

Ça m’inquiète terriblement.

Il ne pourra pas faire de sorties avec ses amis.

Il sera constamment moqué parce qu’il a encore besoin des petites roues.

Il ne verra plus ses amis, partis rouler le monde!

C’est certain, c’est horrible: il n’aura pas d’amis!


Non, non, non, ce n’est pas possible. Il faut absolument qu’il apprenne. Et absolument maintenant, que c’est l’été, les grandes vacances, qu’il y a des adultes qui peuvent lui consacrer du temps.


Semaine 1: Allez, Grand, on sort faire du vélo! Mais si, si, c’est super, le vélo. Non?

Semaine 2: Allez, Grand, tu vas essayer sans les petites roues, comme un grand! Mais, si, si, c’est super important, le vélo Non?

Semaine 3: Allez, Grand, je vais tenir la selle en courant à côté de toi! Mais, si, si, c’est super facile, le vélo.


- Non, Maman, je ne veux jamais, jamais, apprendre, non, non, c’est super nul, le vélo!


Grand est ce qu’on appelle une tête de mule. Des semaines que je m’échine à l’intéresser au vélo (comme ton ami M.!), des semaines que je m’échine à lui montrer les avantages (la liberté!), des semaines que je me retiens de le menacer de n’avoir aucun ami s’il n’apprend pas à faire du vélo! Il se bloque, gémit, traîne des pieds, il jette bas son vélo s’il se sent mal à l’aise et rentre en boudant, pleurant et me maudissant.

Dire que j’en ai perdu le sommeil, de cette histoire de vélo, ce serait ridicule… pardon, je voulais dire: ce serait vrai.

Je m’en veux d’en faire tout un foin, je vois bien que c’est même contreproductif, que je ne devrais pas lui transmettre ma peur, mais je n’arrive pas à m’en empêcher. Entre la peur qu’il se retrouve exclu de son groupe d’amis, la peur qu’il n’arrive jamais à trouver en lui la force, le courage, la détermination d’apprendre quelque chose de nouveau, ni d’apprendre à aimer à se dépasser, le refus de mon aîné de faire du vélo, c’est comme une séance d’acupuncture de mon cœur, par quelqu’un qui n’y connaîtrait rien: atroce.


- Allez, Grand, un peu de vélo? 

- Bon (soupir), d’accord Maman (soupir).


Je me mets à côté de lui, penchée, taisant mon dos endolori, je lui tiens la selle, l’encourage alors qu’il est d’une maladresse confondante, alors qu’il geint comme un chien battu, je lui tiens le guidon droit pour qu’il ne tombe pas, parce qu’alors, s’il tombe, mais ce sera la fin, ce sera fini, adios le vélo, les sorties, les amis!


Ça ne marche pas. Il se bloque. Je me désespère. Je me crispe.

- Chéri, j’ai l’impression que c’est pire quand c’est moi. Tu veux bien prendre le relai?


Jour 1: Papa tient la selle mais pas le guidon. Il court à ses côtés deux mètres à peine et le lâche. Grand fait 5 mètres tout seul.


Oh… c’est donc moi qui, en lui tenant le guidon pour qu’il ne tombe pas, le déséquilibrais?

C’est donc moi qui l’empêchais de se lancer?


Jour 2: Papa tient la selle le premier mètre. Grand fait 10 mètres.

Jour 3: Grand fait la rue. Il est fier.

Jour 4: Grand apprend à donner seul l’impulsion initiale. Il est encore plus fier.

Jour 5: Grand veut apprendre tout seul à freiner pour prendre la grande descente au bout de la rue.

Jour 6: Grand me demande, le soir, après dîner: “Maman, on va faire un petit tour de vélo?”


Il a trouvé la détermination, il a découvert la liberté, il s’est lancé. 

La jeunesse se lance, la vieillesse s’inquiète.


Batailles en vrac⭣

Batailles rangées⭣