Je galère

 

Batailles choisies #471

Être parent, c’est aussi avoir l’impression qu’on n’a pas de vie et qu’on est complètement à l’écart des conversations normales (entendez: avec les gens qui n’ont pas d’enfants). Spoiler: la lumière est belle. 🔆


 

À table avec ma famille, revoilà un sentiment familier: l’impression que ma vie n’a aucun intérêt. Je suis avec mon frère, sa conjointe, ma sœur et son conjoint. Ils parlent de leurs projets, de ce qui marche pour eux, de nouvelles perspectives professionnelles. Ils parlent de films qu’ils ont regardés, d’exposition qu’ils ont vues, de restaurants qu’ils ont découverts. J’ai abandonné depuis de longues minutes d’intégrer toutes ces discussions vibrantes et pleines de vie. À toutes les questions, je n’ai que deux mots à répondre: 

- Et ça va, ta vie, en ce moment?

- Ben, je galère un peu. 

- Et tu as vu des séries dernièrement?

- Je galère à rester éveillée, à 9 heures, je suis claquée, alors des séries…

- Et tu emmènes les enfants visiter Santiago, des fois?

- Ah non, c’est trop galère! Je pourrais essayer avec Grand mais, pff, galère…

- Et tu arrives à lire un peu?

- Ah, je galère à trouver le temps…

- Et le travail?

- Je galère à tout gérer mais je fais aller, on va dire…

Ma vie de mère de famille nombreuse me donne souvent l’impression d’être en panne sur le bord de la route. Les gens passent avec leur bolide, ils vont quelque part, loin, dans un endroit merveilleux, exotique où je ne me rendrai jamais pendant que moi, beh… je galère. Vous la voyez, vous, cette femme, là, suante, rouge, exténuée et passablement de mauvaise humeur? Si, si, cette femme qui pousse une voiture dont le moteur a lâché, pendant que trois enfants sautent sur la banquette arrière en se chamaillant et en hurlant? Mais si, cette femme qui adorait prendre les chemins de traverse, les routes qu’elle ne connaissait pas, qui aimait aller nulle-part et se perdre et qui, maintenant, ne fait que le même trajet, tous les jours, avec tellement d’automatisme et de brouillard intérieur qu’elle ne voit même plus le monde autour d’elle, sauf dans des pics d’envie lorsque passent les rutilantes des autres? Mais si! C’est bibi!

“Je galère” est l’euphémisme pour la réalité, pour la vérité vraie peu entendable, de l’état parental: ben, non, je n’ai pas de vie. Je travaille et j’ai trois enfants donc ma vie se résume à essayer de survivre au travail alors que j’ai des enfants et à essayer d’élever mes enfants alors que je travaille. Et ça ne roule pas souvent, non. Plus souvent, ça coince, ça tire, ça crève, ça disjoncte, ça fuite, ça brûle, ça galère.

À y regarder de plus près, ce qui m’exclut des conversations des gens qui ont une vie, ce n’est pas que je n’ai pas de vie, c’est que j’ai envie de parler de ma vie de famille, que ma vie de mère et celle de mes enfants me sortent pour toutes les conversations. Sauf que lorsqu’on parle de films, il est malvenu et de mauvais goût de parler d’Encanto - d’ailleurs, on ne parle pas de Bruno, c’est bien connu. Lorsqu’on parle d’un collègue qui ne sait pas faire de compromis, personne à part moi ne trouve que ça ressemble à la relation que Milieu entretient avec Grand. À tout bout de champ, à toute question, à toute fin de phrase, j’ai envie d’ajouter que d’ailleurs ça me fait penser à Grand qui… au fait, j’vous ai pas raconté ce que Milieu a dit… et si on prend le temps d’observer un bébé de l’âge de Dernier, on comprend beaucoup de choses sur…

En fait, si j’ai une vie. Une vie de mère, une vie de famille, une vie de care, de soin, de don à l’autre, qui tente de se frayer un chemin au milieu des performances des autres. Elle n’est ni mieux, ni moins bien, elle est différente: c’est une autre route que j’emprunte et elle a de la valeur. Parce que, secret, ne dites rien, chut, la vie de famille, c’est important, c’est signifiant, ça veut dire quelque chose.

Faire l’expérience d’être mère, d’avoir des enfants et faire l’expérience de la vie de famille, c’est regarder le monde par un prisme, qui teinte toute mes journées de ses questionnements, de ses inquiétudes, de ses amertumes. De ce prisme sortent une couleur mais aussi une force, une volonté et une obligation de faire de mon mieux, de me dépasser.

J’ai envie d’abandonner ma voiture en panne sur le bord de la route. Depuis que je suis mère, j’ai moins l’impression de conduire que de dériver sur une barque pas bien solide. Sur la mer agitée de ma vie de famille, alors que je rame comme je peux, parfois, une lumière perce les nuages et vient colorer ma vie d’une teinte que je n’aurais jamais pu imaginer avant d’avoir des enfants. Alors je trouve que jamais je n’ai vu plus belle lumière tomber sur ma galère.


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