Mauvaise idée

 

Batailles choisies #485

Une recherche Google, ou les cercles de l’enfer maternel. 🔍


 

J’ai eu la mauvaise idée de taper dans Google: “effets carence sommeil enfant”.

Il y a six mois, j’ai appris que l’humeur difficile de Milieu, ses pleurs, ses crises, venaient du fait qu’il ne dormait pas assez. Pendant environ un an, de ses deux ans et demi à ses trois ans et demi, il lui a manqué entre une et trois heures de sommeil quotidien. Une carence en sommeil prolongée, et la dette de sommeil qui en résulte, augmentent dans l’enfant la production des hormones de stress, le rendant irritable, difficile, pleurant beaucoup, le rendant, en bref, Milieu de cette époque, cet enfant adorable et infernal, le mien, qui m’aura mise à genoux, épuisée, comme personne d’autre. Depuis que j’ai appris que Milieu devait dormir entre onze et douze heures par jour, depuis que les habitudes ont été prises avec lui pour remettre de l’ordre dans ses horaires et dans ses hormones, depuis que le tir a été rectifié, effectivement, Milieu n’est plus le même enfant, il a laissé sa mue horrible et s’est transformé en gosse globalement choupi.

Sauf que le tir a été rectifié si tardivement, après des mois de stress, le sien, le nôtre, qu’il me restera toujours le poids écrasant de la culpabilité. Je ne peux pas m’empêcher de me demander s’il n’a pas subi de dégâts irréparables, de pertes irrémédiables de développement à cause de cette dette, qui le feront souffrir sa vie durant. Certains jours, je regarde mon fils, joyeux, malin, joueur, curieux, je le vois dessiner avec concentration et précision, ou inventer des histoires, ou construire des legos et je me dis que non, ouf, on a pu changer à temps. Mais certains jours, tous les doutes ou toutes les difficultés me ramènent à cette angoisse: et si sa carence prolongée en sommeil avait atteint son développement? 

Depuis le retour des vacances, trois grosses semaines donc, Milieu pleure, à chaudes larmes, à grands cris, le matin quand je le laisse à l’école. C’est une véritable régression par rapport au début d’année. Ajoutons à ça que je le trouve beaucoup plus porté sur les crises et les hurlements que son aîné au même âge, qu’il éprouve de grandes difficultés à verbaliser ses émotions, qu’il semble même parfois ne pas éprouver d’émotions, qu’il a un appétit d’oiseau, qu’il parle moins bien que son frère au même âge, alors certains jours, mon esprit plonge dans un lacis de doutes et de recherche de réassurances.

Aujourd’hui par exemple, je me sentais assez forte, assez en confiance que mon Milieu était choupi et éveillé, pour me lancer dans une recherche Google, dans l'espoir que les résultats me rassurent.

Mauvaise idée.

Les effets d’une carence prolongée, et donc d’une surdose d’hormones de stress, sont en particulier un retard de développement, un retard de langage et des difficultés émotionnelles sévères.

Je commence ma descente aux enfers, mon passage par la bolge des mères qui auraient dû savoir, puis celle des mères qui auraient dû agir, puis celle des mères qui se fâchent alors que c’est pire, puis celle des mères indignes, pour finir dans celle des mères coupables. 

Se mêlent dans mon court-bouillon d’angoisses un peu de tout ce que je sais, beaucoup de tout ce que je ne sais pas, et des observations prises pêle-mêle à ma vie avec Milieu qui veulent tout dire ou bien ne rien dire du tout. C’est un lent tourbillonnement vers le bas qui me happe auquel ma seule réponse est de me débattre, d’en vouloir à tout le monde, à la médecine pédiatrique qui ne donne pas d’indications suffisamment claires sur les besoins en sommeil des enfants et noient les difficultés parentales dans un “tous les enfants sont différents”; j’en veux à mon mari de n’avoir pas été plus présent pour moi et Milieu, à cette période cruciale, alors que j’avais parlé de son évidente fatigue à de nombreuses reprises; j’en veux à ma belle-mère d’avoir été si intransigeante, si peu empathique avec Milieu, quand on était confinés chez elles et qu’elle ne voyait en ses appels à l’aide que des caprices; et surtout, je m’en veux. De ne pas avoir pu l’aider, d’avoir échoué à le comprendre, à l’entendre et à le défendre.

Au bout d’un moment, alors que mon cœur pantèle, j’ai un sursaut salutaire et je me dis que, plutôt que Google, je demanderai à ma pédiatre lors de notre prochaine visite. Il faut bien suspendre mes angoisses, m’en remettre à un guide dont la gorge est moins nouée que moi.

Je ferme l’onglet du moteur de recherche satanique, chasse les mauvaises pensées et respire profondément.   

Je ne peux rien faire d’autre qu’avancer, doucement, sur mon pont fragile, m’accrocher à son air éveillé et ses progrès évidents, et espérer qu’au bout de ma traversée, marquée à jamais, mais ayant sauvé mon fils, j’arriverai au Purgatoire.


Batailles en vrac⭣

Batailles rangées⭣