Sortir du bois

 

Batailles choisies #494

La maternité est parfois une sombre forêt. 🌲


 

C’est officiel: j’en ai marre d’avoir un bébé dans ma vie. J’en ai marre. Je ne veux plus avoir de bébé dans ma vie. Je n’ai plus de patience. Moi, les bébés, c’est fini. Le problème, c’est que j’ai encore un bébé dans ma vie. Que j’en ai marre de lui. Marre de ses demandes, de ses besoins, que je sens que chaque jour qui passe fait saigner davantage ma patience pour lui.

Comment sortir de ça, de cette mauvaise passe à laquelle le bébé que j’ai ne peut rien?

Dehors, j’entends le bruit du vent dans les feuilles. J’imagine les arbres tremblants, les branches encore à demi-nues de l’automne, les jeunes pousses fragiles. Dans la vallée où nous vivons, tous les soirs, jusqu’au milieu de la nuit, souffle un vent de tempête. C’est le son du noir, qui m’est familier, à force d’être éveillée à toutes les heures ou presque.

Il est je ne sais pas quelle heure de la nuit et Dernier tête, bien plutôt me prend pour une tétine en me suçotant. Déjà, j’ai essayé de le détacher du sein une fois, puis deux, puis j’ai abandonné face aux cris. Alors je suis là, coincée. Je ne peux pas dormir. Je ne peux pas partir. J‘ai l’impression de ne pas m’en sortir, de cette troisième maternité.

Dans ma tête, ça monte, ça tambourine, ça menace.

Je suis épuisée, je ne veux plus être là, je ne veux plus en être là. Je veux laisser derrière moi la petite enfance, je veux enfin profiter des gratifications de la vie de famille que mes aînés, qui ont bien grandi, me laissent entrevoir. 

Je veux sortir de cette période, m’en sortir, en sortir indemnes, lui et moi. Le vent souffle dehors, les arbres plient sous sa violence. À trépigner dans le noir, à vouloir partir sans le pouvoir, je me fais peur. Je sens monter l’exaspération, l’impuissance, je sens menacer la violence. J’ai peur de devenir une ogresse. Il faut dire que Dernier traîne une laryngite, que tout est plus difficile, plus âpre, plus irritant. Malade, il a beaucoup pleuré; malade, il a mal dormi, et nous avec; malade, il est difficilement lisible et chouine constamment sans qu’on comprenne s’il veut tout ou rien, plus ou moins, ci ou ça, haut ou bas, Papa ou Maman. L’ogresse en moi fulmine.

Je n’aurais jamais cru avant de devenir mère à quel point la forêt de la maternité pouvait être profonde, à quel point on pouvait s’y perdre, à quel point on pouvait avoir besoin de s’en extraire. Pourtant, comment sortir de cette forêt quand on a peur d’être, non pas la fillette innocente qui la traverse, mais l’ogresse qui y sévit? Je pense parfois à mes enfants comme à des Petits Poucets: leurs sourires, leur joie, leur mignonnerie sont égrenées sur le chemin de la forêt, comme les cailloux du Petit Poucet. Mais ce soir, je ne sais pas comment nous sortir de ce bois. J’ai perdu la route. Il n’y a pas eu assez de petits cailloux ces derniers jours d’enfant malade.


Enfoncée dans le bois, coincée au milieu des lourds branchages, je ne peux qu’attendre l’aube et l’orée, quand se sera tue la violence du vent.


Batailles en vrac⭣

Batailles rangées⭣