De Papa

 

Batailles choisies #496

Petite lâcheté conjugale: dire à mon dernier-né que tout appartient à son père pour être tranquille. 🤫


 

Dernier est entré dans une phase essentielle pour son développement et pour la survie de notre famille: il comprend qu’il ne peut pas toucher à un objet parce que l’objet en question appartient à quelqu’un. Il y a encore quelques mois seulement, Dernier, en pleine période touche-à-tout, passait de la télécommande du chauffage aux spatules du tiroir, de l’essoreuse à salade à la tondeuse à gazon, des beaux livres aux rouleaux de sopalin en quelques trop brèves secondes pour qu’on ait eu le temps de ranger le premier désordre avant que le deuxième ne soit étalé, déplacé ou déroulé. Les “non”, à cet âge-là, ne servaient qu’à le faire passer à sa victime suivante sans que, dans sa tête, ne se fassent jour des raisons pour que les piles, le sécateur ou les brochettes en métal lui soient interdites.


Mais depuis quelques semaines, Dernier comprend: “non, ce n’est pas à toi!” et comprend encore mieux: “c’est de papa”. Son geste s’arrête alors juste avant la prise. Il montre l’objet de ses convoitises d’un air interrogateur, puis il dit avec beaucoup de sérieux: “De papa” en pointant le bidule interdit. Bien plus efficace que de lui expliquer que l’objet peut faire “bobo”, ou qu’il peut “casser”, le “de papa”, dans notre meilleur francognol familial, semble créer un champ de protection digne de la meilleure science-fiction.

- La tondeuse? Ah, non: de Papa.

- De papa, répète-t-il d’un air entendu.

- La perceuse? De Papa.

- De papa, de Papa.

- Les boîtes de recyclage? De Papa.

- De Pa-Pa, énonce-t-il avec application.


Cette technique sert non seulement pour les objets qui sont effectivement à son père (je n’ai encore jamais utilisé la tondeuse) ou qui présentent un danger (la boîte à outils), mais également pour tout ce que je n’ai pas envie de faire et qu’en disant “de papa”, je renvoie à Mari pour plus tard, avec beaucoup de lâcheté conjugale - technique testée et approuvée en secret depuis Milieu quand il était encore Petit. 

L’aspirateur? De Papa. Les produits de nettoyage? De Papa. Les éponges? De Papa.


Ainsi, dans toute la maison, il ne reste plus que trois ou quatres ensembles dont je suis responsable: les livres sous la table basse; la boîte de crayons de couleurs soigneusement débarrassée des feutres; la salle de bains où je le laisse prendre des bouteilles de shampoing ou des tubes de dentifrice (mais que Dernier ne pousse pas trop loin le bouchon sinon le royaume de Mari inclura désormais les crèmes de nuit et les pinces à épiler). Est-ce une bonne technique? Cela dépend pour qui…  


- Oh, regarde, Papa a fini de travailler!

Depuis la cuisine, je regarde Mari aller et venir entre la tondeuse, le sécateur, les rouleaux de sopalins, l’aspirateur, le spray pour la voiture ou les canettes pour le recyclage, tout ce pour quoi Dernier et moi avions convenu que c’était “de papa”. A-t-on le droit de sourire ou faut-il se retenir?

- Mais enfin, s’insurge Mari, je suis pas seul à bord, dans la maison, quand même! Pourquoi Dernier croit toujours que tout est à moi? 

- Je ne sais pas. Vois-le de façon positive: tu lui transmets toutes tes habiletés pour les choses du jardin et de la maison! 

- Et toi, tu lui transmets quoi?

- Moi? Oh, l’amour de Papa…


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