Moche

 

Batailles choisies #501

Se trouver moche: bienvenue à Materniland. Billet incluant un déshabillage de maman fatiguée. 🪞


 

J’ai un haut avec des taches de gras.

Un pantalon avec des traces de feutres.

J’ai le teint gris, les traits tirés et des cernes qui s’allongent sous les verres de mes lunettes.

Mes cheveux sont en bataille.

Cela fait des années que je n’ai pas mis de bijoux ni de maquillage.


Je me regarde dans le grand miroir de la chambre et tout ce que je peux me dire, c’est: oulala, qu’est-ce que je suis moche!


Il est 20h45 et ma tête, mes vêtements, mes cheveux, tout me crie: je suis mère! C’est le teint-mère de celle qui n’a pas dormi une nuit complète depuis six ans que je vois là, c’est la coiffure-mère des cheveux qu’on attache sinon ils sont tirés par des petites mains cruelles, ce sont les fringues-mères, passées, qui ne craignent pas une tache de plus. 

Je reconnais ma vie dans ce reflet sans douceur. Je suis négligée, je n’ai pas le temps de m’occuper de moi, je n’ai qu’un mot à la bouche: pratique. Bon, queue de cheval, ce sera plus pratique. Bon, ce jogging pelucheux mais qui a des poches, c’est pratique. Bon, ce haut d’allaitement tout détendu, c’est plus pratique si Dernier veut téter au square. Bon, je mets mes chaussettes de ski rouges et noires motifs norvégiens, pas le summum du sex-appeal mais j'aime avoir chaud aux pieds, elles ne se voient pas et je peux les mettre plusieurs jours, c'est pratique. 


Une mère de 3 enfants ayant un travail rémunéré consacre 38 minutes de moins par jour qu’une femme sans enfants à ses “besoins physiologiques”, à savoir dormir, manger, se laver, se préparer. 


Une fois le sommeil comptabilisé, les 3 heures restantes me semblent effectivement correspondre à ma vie: me doucher avec Grand comme ça c’est fait c’est pratique, manger debout dans la cuisine en vidant et remplissant le lave-vaisselle comme ça c’est fait c’est pratique, me coiffer d’une main le matin en lavant les dents de Milieu de l’autre comme ça c’est certes pas beau mais c’est fait c’est pratique, remettre le jean d’hier on ne voit pas trop la trace de pesto et puis ça évite une énième lessive comme ça c’est pratique. 

Pratique, c’est le mot poli qui indique que je n’existe pas pour moi, que je passe toujours après, que m’occuper de moi seule est, pour moi, une perte de temps. Pratique, c’est le mot gentil pour dire négligée. Pratique, c’est le mot gentil pour dire moche. 


Une mère de 3 enfants ou plus a 68 minutes en moins par jour consacré au temps libre, qu’une femme sans enfant ou qu’un homme sans enfant. 


Je n’ai pas le temps de m’occuper de moi, de me maquiller, d’aller faire du shopping, d’aller chez le coiffeur. Alors soit! Soit, moche; soit, négligée; soit, pratique. Ce soir encore, il faut que je me dépêche de siphonner les minutes que je perds en besoins physiologiques. J’ai du travail, tant pis, je me laverai les cheveux demain.


Dans le grand miroir de la salle de bains où je suis passée, avant de sauter dans la douche, je prends quelques minutes pour regarder mon corps. Mon sein gauche est plus gros que le droit, qui n’a plus de lait depuis des mois. J’ai les tétons bruns foncés, j’ai les hanches plus larges, avec quelques vergetures sur les côtés. Je ne suis pas bien épilée.

Mais ainsi nue, je ne me trouve pas moche. Non. Je ne me trouve pas jolie non plus. Jolie, “jolie”, c’est quand j’avais 20 ans! Le mot “joli” ne me correspond plus du tout. “Joli” ne correspond pas non plus aux chaussettes de ski rouges et noires à motifs norvégiens. Et tant mieux. Je me préfère, maintenant, approchant de la quarantaine, avec ce corps qui a vécu trois accouchements, ce corps qui ne cherche pas à être joli, ce corps puissant, enfantant, allaitant. Je trouve que ce corps est plus libre, moins serré dans les carcans d’une beauté immobile. Je n’ai plus ma poitrine d’il y a 15 ans mais tant pis pour la lingerie fine et donc tant mieux. Mon corps de mère, je l’aime bien. Il n’est pas si mal. J’ai le droit, non, le devoir, de bien traiter ce corps qui a donné la vie, non? Je dois lui donner ce qu’il veut, ce qu’il mérite: du confort, du chaud, une touche de douceur. Et tant pis pour l'élégant, le soigné, l'étriqué.

 

Demain, je m’habillerai donc avec un vieux débardeur noir pour éviter les frissons dans le bas du dos et par-dessus, un joli petit haut qui cachera le vieux débardeur noir. Demain, je mettrai une veste bien coupée, assez résistante aux câlins et un jean qui me va bien, juste avant de sortir pour éviter les taches de confiture. Demain, je mettrai surtout mes chaussettes de ski, rouges et noires à motifs norvégiens, parce que j’aime avoir bien chaud aux pieds et qu’elles ne se verront pas.  


Demain, tant pis, je serai moche comme une mère and I think it’s beautiful.  

Référence:

Roy Caroline. La gestion du temps des hommes et des femmes, des actifs et des inactifs. In: Economie et statistique, n°223, Juillet-Août 1989. Les emplois du temps des Français. pp. 5-14

https://www.persee.fr/doc/estat_0336-1454_1989_num_223_1_5342


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