À La Soirée Pourrie

 

Batailles choisies #502

Aimer ou ne pas aimer ses enfants à la fin d’une soirée de m**de, telle est la question. 🦄


 

Soirée pourrie. 

Disputes, engueulades, jeux idiots, riz par terre, chamailleries, cris, chouineries. Grand, Milieu et Dernier se sont passés, ce soir, le poil-à-gratter spécial parents fatigués. Je n’en peux plus. J’en ai marre. Je n’aime pas ces enfants-là. Ils sont horribles. Pénibles. Insupportables. Y’a un moment où ça devient plus facile, d’être mère, hein?


Qu’ils dorment. Je veux juste qu’ils dorment - que ça s’arrête un peu, que brièvement, ils n’existent plus, à défaut de devenir plus faciles. Mari, qui endort Dernier dans la chambre d’à-côté pendant que je lis un livre aux aînés, ne s’en sort, d’après les bruits que j’entends, pas mieux que moi. Ni lui ni moi ne sommes sortis de l’auberge de La Soirée Pourrie.  

Il doit être 20h35 quand les trois garçons, enfin, dorment. Enfin, ils ne pleurent plus, ils ne se chamaillent plus, ils ne réclament plus - ils n’existent plus. À 20h35, Mari et moi refermons sans bruit les portes et échangeons dans le couloir des regards las et déprimés.

Les soirées pourries ont l’art et la manière de me décourager: elles me rappellent la montagne de travail parental qu’il nous reste. Je me sens, merci soirée pourrie, fêlée, brisée, éclatée en petits morceaux. Je ne m’aime pas plus, en tant que mère, que je n’ai aimé mes garçons, ce soir. Mais enfin, ils dorment. La maison retrouve son calme. Mari et moi, assis sur le canapé,  perçons au bout d’un temps le silence du ras-le-bol par des paroles brèves, des détails pratiques, des histoires d’horaires et de courses à faire.

La nuit est tombée. Le vent du soir s’est levé et avec lui, une question, qui entre dans le salon et brise la glace. 

- Ça a été le coucher? J’ai cru t’entendre rire avec Dernier. Il a mis du temps à s’endormir, non?

- Il a mis du temps mais il était tranquille. Il babille, on regarde des livres. Il m’a fait rire parce qu’il adore me faire des prouts-bisous, maintenant!

Dans le salon, des ombres caressent les murs. Les lumières des maisons jouent à cache-cache derrière les feuilles des arbres. La nuit est belle dehors. Mon cœur se réchauffe d’imaginer Dernier éclatant de rire au bas son qu’il fait sortir de la peau de son père.

- Il a grandi, hein, Dernier. Il a fait un bond de développement. Il marche comme un petit garçon, maintenant.  Dans le langage aussi, il a fait un bond! Hier, il m’a couru après dans toute la maison, mes chaussures à la main, en criant “zpatos, zpatos”. Il est passé de 10 à 100 mots en quelques semaines.

- Oui, il est chou… dis-je dans un sourire. Tu m’y fais penser, je voulais te raconter quelque chose sur Milieu. Il n’a vraiment peur de rien…  Je lui dis de ranger les petites voitures, il me dit “non” avec les sourcils froncés d’un air super en colère. Après, il me fait le plus beau des sourires et il me tire la langue quand même. Il n’a aucune idée de ce qu’on fait quand on n’est pas d’accord avec un adulte…

- Et Grand, tu sais ce que je l’ai entendu dire à son frère? Qu’il allait lui apprendre à faire du yoga comme à l’école parce que ça aide à être tranquille et que parfois, eux, ils sont un petit peu tout fous. 

Un éclat de rire nous emporte tous les deux, d’imaginer Grand enseignant d’un air docte la position de la montagne enneigée à son trublion de frère. D’autres moments tendres, phrases mignonnes ou petits gestes amusants des derniers jours, des dernières semaines ou années, surgissent et lambinent dans le calme de notre maison. De nos histoires, de nos souvenirs, sortent des créatures fantastiques: les enfants qu’on adore


Pendant qu’en haut, les enfants rêvent, en bas aussi, les parents rêvent.


Drôle de paradoxe parental: on a beau avoir passé la journée à essayer d’échapper à nos enfants, le soir, quand ils dorment, on les rappelle à nous, on les fait revivre, on n’a qu’eux à la bouche et dans nos têtes. Me reviennent en mémoire des dizaines d’autres soirées, entre nous, avec nos familles, où, alors que nous étions rincés, alors qu’il était largement l’heure d’aller nous coucher, on a tiré encore un peu sur notre énergie, à rire des bêtises merveilleuses que nous avaient dites, ce jour-là, hier, ou la semaine dernière (je ne vous ai pas raconté?), les enfants. À la fin d’une soirée pourrie, on repêche, on sélectionne des morceaux choisis de nos enfants, avec lesquels on compose un tableau cubiste, faits de leur beauté, de leur mignonnerie, de leur joie naïve et rafraîchissante. Et peu importe que ces enfants-là n’existent pas, qu’on cristallise les sucres en éliminant les amertumes qui y ont mené - car dans la parentalité, il n’y a pas de douceurs sans difficultés, pas de victoires sans batailles. On en a besoin, le soir, la nuit, de chérir nos enfants idéaux. Parce qu’en composant un tel tableau, on se refait, on se recompose aussi, nous parents.

J’en viens à oublier les malpolis, les mal élevés, les pénibles, les plaisantins, les têtus, les insolents, les désordonnés, les désagréables, les (n’ayons pas peur des mots) emmerdeurs qui me servent de fils, ceux que je n’aime pas à 20h30, mais que j’aime de nouveau à 21 heures, une fois devenus les serviables, les corrects, les doux, les drôles, les faciles, les respectueux, les range-tout, les tranquilles, les (n’ayons pas peur des mots) cadeaux que j’ai pour fils. 


Demain, sans doute, ils m’énerveront, me rendront chèvre, épuiseront mon indulgence et mon amour. Mais demain, il sera encore temps, à force de patience, de résilience, de joie, à force de batailles, de recoller les morceaux.


Batailles en vrac⭣

Batailles rangées⭣