Bagages

 

Batailles choisies #557

Nous portons tous des bagages. Parfois, sur le vélo, dans une montée difficile, ils sont particulièrement lourds. 🛅


 

La matinée, pourtant, a été belle. Seule avec mon aîné pour le week-end, nous avons profité du rythme plus cool qu’offre, si rarement, ce tête-à-tête pour traîner au lit à lire des livres, aller faire un tour de vélo, pousser jusqu’à la ferme acheter nos légumes pour la semaine avant de nous offrir un petit plaisir: un petit-déjeuner dans un café du quartier.


Les enfants, jusque vers 3 ou 4 ans, ne sont que des potentiels, des êtres en puissance: ils pourraient être bons à ci ou ça, ils aiment à peu près tout, essaient, en général, sans se poser trop de questions ni ressentir de honte. Puis, au fur et à mesure qu’ils grandissent, ils se définissent - et donc se figent: ils n’ont pas d’habileté pour le sport, ou dansent comme des poireaux. Ils n’aiment pas particulièrement les Lego, n’ouvrent jamais un livre, veulent tout le temps cuisiner ou jamais. Bref: ils développent une personnalité, avec des goûts, avec des qualités et des défauts.

C’est ce que je me dis quand je vois mon aîné se battre maladroitement avec une tranche de pain sur laquelle il essayait de mettre un morceau d'œuf au plat, perdre patience avant de geindre un “maman, j’y arrive pas, c’est impossible” et attendre bras ballants que je résolve son problème. Vraiment, mon aîné n’est pas bien dégourdi! Il est empoté, ne sait rien faire tout seul, attend qu’on fasse à sa place. Parfois, je laisse couler, d’autres ça me hérisse, d’autant que je me sens en partie responsable de ce défaut: sans doute oui, lui ai-je trop prémâché le travail, lui ai-je résolu ses problèmes au lieu de le laisser les résoudre seul, sans doute, oui. Et c’est un défaut, un manque, qu’il devra porter dorénavant, un bagage dont, peut-être, il ne pourra se délester qu’en grandissant, en vieillissant. Cette valise, et même si c’est un peu moi qui la lui ai remplie, ce n’est plus à moi de la porter. Bon… je ne vais pas me gâcher ce moment si agréable, si rare, en battant ma coulpe. Oublie l'œuf maladroit, profite plutôt du petit-déjeuner. Et maintenant, il faut qu’on rentre: allez, mon Grand, on saute sur nos vélos! 


Le retour, depuis le café jusqu’à la maison, est tout en montée. Les dernières fois qu’on l’a empruntée, Grand m’a impressionnée, à pédaler sans broncher, sans se fatiguer, sans se départir de sa bonne humeur. Profitons, alors, mon chéri, d’une belle matinée, des rayons du soleils qui percent les nuages de l’automne, de l’air frais, du ronronnement des voitures, de la perspective d’une journée toute douce, toute tranquille, sans dispute. On roule sereinement. À mi-chemin, en dépassant Grand, qui semble un peu fatigué, je lui lance un “allez mon chéri” enthousiaste, “à la maison, on pourra faire un jeu!” À l’intersection suivante, je l’attends… mais il ne vient pas. Je me dis qu’il a certainement dû s’arrêter pour souffler un peu. J’attends encore. Il ne vient toujours pas. Une dame qui passe près de moi me demande si c’est mon fils, là-bas, tout seul, qu’elle a croisé. Je distingue encore la silhouette de son vélo, il doit donc être là-bas. J’attends encore, puis je finis par faire demi-tour et parcourir, en sens inverse, les quelques dizaines de mètres qui nous séparent de l’endroit où je l’ai doublé, où je le retrouve assis sur un banc, à côté de son vélo.


- Eh ben, mon Grand, qu’est-ce qui t’arrive? dis-je d’un sourire étonné.

- Je n’avance plus.

- Hein?

- Je n’avancerai plus. Je ne ferai plus un seul pas. Je ne bouge plus, voilà.

- Mais, Grand, qu’est-ce que tu as?

- Je suis trop fatigué. Je ne bouge plus. Voilà.

- Mais Grand, il faut bien qu’on rentre à la maison! On n’est qu’à mi-chemin et…

- Non. Je ne rentrerai pas.

- Mais…


J'enchaîne les “mais”, mais je ne peux pas te laisser seul ici, mais on passait un si bon moment, mais j’ai le linge à plier à la maison, mais on ne va pas rester ici - sans résultat. De désarçonnée, je passe rapidement à décomposée: je n’arrive pas à l’atteindre, le bougre d’âne de tête de mule. Je me refuse à me mettre à crier et cherche en moi des solutions pédagogiques… qui me glissent entre les doigts. Je me sens complètement impuissante, piétinée, humiliée même, parce qu’au fond, comme je ne peux pas le planter là, je dois attendre qu’il daigne nous sortir de ce mauvais pas. Dans ma tête, je maudis la modernité parentale et regrette le temps où il était acceptable de mettre une gifle à un mouffetard récalcitrant… Surtout que je me sens giflée: nous qui passions une si belle matinée! Je veux qu’il y ait une suite, tangible, à ça. Pas une punition, mais une suite: que Grand se dise, ben oui, comme il nous a retardé avec son mauvais caractère, alors on n’a pas pu faire telle ou telle chose. Je ravale donc ma colère et me dis que voilà: je lui avais promis de jouer à un jeu de société avec lui, mais comme il me fait perdre une demi-heure, je vais devoir plier le linge, préparer le repas et pas de chance, pas de temps pour le jeu. Je ne sais pas si c’est une réponse qui va servir à quelque chose, mais je m’y accroche: il m’aura fait un plan pourri ici, il m’aura mise à ses pieds, mais il en subira les conséquences - au moins une, même petite, même minime.


Grand et moi avons, là, un passif: des plans comme ça, où il se bloque, il m’en a déjà fait un certain nombre. Et s’il y a bien une chose qui me fait peur, c’est que mon aîné devienne un gros égoïste qui attend qu’on s’arrange autour de lui. Sa gaucherie de tout à l’heure au petit-déjeuner a réveillé ce que je n’aime pas chez mon fils. Ce sale caractère, cette façon de bloquer tout le monde de sa mauvaise humeur, je ne supporte pas. Et moi, qui, en tant que prof d’un établissement favorisé, en vois toute la journée, des petits péteux, j’ai cette peur d’avoir un gamin inflexible et insupportable, que je traîne comme un bagage.


On finit par repartir. Grand, pour signifier qu’il est toujours fâché, pousse son vélo sur la piste un peu plus loin, restant suffisamment derrière moi pour que je ne puisse pas lui adresser la parole et suffisamment près pour que je voie qu’il me fait la tronche. De temps en temps, il remonte sur son vélo, puis redescend pour ralentir l’allure. En lui-même, il doit penser mille choses incohérentes et têtues de pourquoi il doit faire du vélo alors qu’on pourrait y aller en voiture, que c’est loin et ça fatigue trop de pédaler dans la montée, elle va voir ce qu’elle va voir, Maman. En moi-même, je pense mille choses incohérentes sur mon gamin et sur ce qui l’attend à la maison, des stratégies éducatives diverses pour que sa mauvaise tête connaisse des conséquences, il va voir ce qu’il va voir, Grand. 


Et c’est ainsi qu’on monte, tout doucement, lestés par nos visages lourds de colère, par nos têtes pleines d’invectives, et par nos bagages.


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