Les nouveaux

 

Batailles choisies #569

Envie de dézinguer le patriarcat? Discuter sur le perron avec une voisine, regarder, en action, le patriarcat poser ses valises dans la vie d’une mère, et la lester à jamais - avoir envie de briser les chaînes 🔒


 

Nous avons de nouveaux voisins. Le père et la mère dans la trentaine, un aîné de quatre ans, un cadet de 18 mois, sont arrivés il y a un mois environ du Liban, où le père était en mission pour entrer dans la carrière diplomatique. R. et V. sont des gens sympathiques, simples, du sud du Chili, de ces provinciaux qui sont la preuve d’une méritocratie qui marche, de l’élite administrative qui se construit par les études et le travail.

Le soir, quand on rentre de l’école, Grand et Milieu vont chercher leur aîné, Emilio, et pendant que nos garnements se poursuivent en hurlant de rire, on parle un peu avec V, de nos enfants, des dates de vacances scolaires, de la crèche où va Dernier et où elle aimerait mettre leur cadet, des prix de l’électricité, du coût exorbitant du péage à Santiago où R. se rend quotidiennement pour travailler, de la pluie et du beau temps. Du bon voisinage, en somme.

Je ne me sens pas d’affinités particulières avec V., mais quelque chose me touche, quand je parle avec elle. Je la vois, et je vois toutes les mères. Je la vois, et je vois se resserrer l’étau du patriarcat sur elle, comme il se resserre sur toutes les mères. Il ne me reste, à moi, qu’un an à être prisonnière de la petite enfance, quelques mois en réalité, avant ma semi-liberté, alors j’ai l’impression de voir d’autant mieux les barreaux monter autour de V., les verrous tourner, un à un, jour à jour.

Lundi, elle se réjouit que son aîné se soit si bien adapté à l’école, lui qui est si collé à elle. Elle retrouve un peu de liberté, un peu de légèreté! Elle va se renseigner pour mettre son cadet à la crèche de Dernier!

Mardi, elle a décidé de laisser passer l’hiver et éviter les maladies de crèche, mais dans quelques mois, elle aura du temps pour elle, pour retrouver du travail. Elle est orthophoniste, elle a vu des annonces pour un poste à l’université.

Mercredi, elle se dit qu’elle ne voit pas comment faire, en fait, si son fils ne va à l’école qu’une demi-journée, et que son cadet ne fait aussi qu’une demi-journée de crèche. Et si elle les met en journée complète, au niveau du coût… il faudrait qu’elle travaille toute la journée, et là, dès qu’un des enfants est malade, elle est coincée.

Jeudi, elle a cherché une ass mat à domicile, ça lui éviterait les maladies de crèche et ce serait parfait, voilà, pour avoir au moins la possibilité de travailler en demi-journée, en free lance, peut-être.

Vendredi, elle me dit:

- Finalement, j’ai décidé de ne pas chercher du travail. Les ass-mat à domicile, c’est hors de prix pour une demi-journée. Et les virus, là, c’est catastrophique, non, pour l’instant, mon deuxième est trop petit, et avec toutes les maladies de la crèche, ça va être plus stressant pour tout le monde qu’on ait tous les deux un travail. C’est mieux si on reste comme ça, j’attends un peu. De toute façon, on repartira en mission dans deux ans à l’étranger, ça ne vaut pas la peine, juste pour moi…

V., ou toutes les mères en couple hétéro dans une société occidentale patriarcale…

Coincée.

Rien à faire.

Attendre.

Subir.

Il y a un atterrissage rude pour tout le monde lorsqu’on revient dans son pays depuis l’étranger. C’est le choc des réalités face à ses belles illusions. Les premières semaines de discussions, ils m’ont fait cet effet, V. et R., d’être des petits nouveaux, de débarquer, fleur au fusil, de se dire qu’ici, dans leur pays, tout allait être plus facile. Être mère n’est pas facile, être mère c’est se rendre compte que tout est difficile et qu’il n’y a pas de bonne solution. V. espérait qu’elle trouverait le truc parfait, une ass-mat à domicile, une crèche qui a de la place, une école qui fait garderie jusqu’à 18 heures. Mais elle se rend compte qu’elle doit surtout s’adapter à ce qu’il y a, et que ce qu’il y a la met dans des situations impossibles.

Parce qu’elle est bien seule, là, comme le sont toutes les mères.

Pas de mode de garde qui corresponde réellement au monde du travail.

Un mari qui part à 7h et revient à presque 19 heures, et revient fatigué.

Un je ne suis pas sortie aujourd’hui de la maison aujourd’hui, au détour d’une conversation.

Un Les matinées passent trop vite, je n’ai le temps de rien faire.

Mon cœur de mère féministe saigne.

Évidemment, V., comme moi, est une mère privilégiée. Mais dans notre monde, devenir mère c’est changer de vie, à la force, dans le renoncement, quand les contraintes, les oppressions, se resserrent trop sur ses illusions. Je tente de la soulager, la voyant coincée et lui propose, le soir, de s’occuper du bain et du dîner de son petit, moi je reste dehors avec mes garçons et son aîné, ils jouent bien, c’est facile, pas de problème.

Ce n’est pas grand chose face au monstre patriarcal mais un peu de sororité entre mères, ça desserre, au moins un tout petit peu, l’étau et nous enlève, à elle et à moi, de la tristesse au cœur en laissant intacte la rage au ventre.


Batailles en vrac⭣

Batailles rangées⭣