Dernier tabou

 

Batailles choisies #583

Toc toc tabou: regretter d’avoir eu son troisième enfant. Parents de plusieurs petits, ça vous arrive aussi d’être habités par ce sentiment tabou?🚪


 

Qu’a-t-il fait de si terrible, Dernier, ce soir, pour que je me dise, un peu trop longuement, que j’aurais préféré ne pas le mettre au monde?

Rien de spécial, rien de pire ni de mieux que d’habitude. Il a crié énormément, il s’est disputé avec le fils du voisin pour un camion de pompiers qui n’est pas à lui, il a fait des siennes pour rentrer à la maison, il n’a pas laissé ses frères jouer tranquillement en haut, préférant leur pourrir la vie, il a hurlé au dîner et a fait tomber la moitié de son assiette en cherchant à monter sur la table. Il a aussi été mignon, il a dit des petits mots doux, il a ri aux éclats, il a joué comme un fou au train-train avec Grand et Milieu. Il a été lui-même, difficile, adorable.


Mais je me suis dit, je crois pour la première fois aujourd’hui, que je regrettais d’avoir eu Dernier. Je me suis demandée pourquoi j’avais eu un troisième enfant. Qu’est-ce que c’était censé m’apporter? Qu’est-ce que Dernier offre à la famille dont on avait absolument besoin? Qu’est-ce qu’il offre au monde, même? 

Ce soir, je ne sais plus.


J’en ai marre, vraiment marre, vraiment vraiment marre, plus profondément, plus terriblement que lorsque, fatigue oblige, j’ai un gros coup de mou. Je ne sais pas d’abord pourquoi j’éprouve ça, ce soir, après un dîner pas pire que d’habitude, comme un cheveu sur la soupe, entre la poire et le fromage.  Et puis le brouillard se lève et je vois la simple vérité, terreau de ce regret tabou: Dernier nous freine, nous empêche d’avancer, nous retient et, rompant nos espoirs de sortir du tunnel des jeunes enfants, nous rend, décidément, la vie misérable.  

Quand Dernier était nourrisson et pleurait beaucoup, je trouvais que c’était dur, mais je me disais que ça allait passer. Quand on était confinés chez ma belle-mère, que les journées me laissaient exsangue, je me disais qu’il n’y avait rien à faire, qu’il fallait juste attendre, que ça allait passer. Quand Dernier a commencé ses crises de terrible terrible two, je me disais que j’avais hâte qu’on en finisse, que je voulais passer à autre chose.  

Mais là, je ne sais pas pourquoi, là, aujourd’hui, je trouve que ça ne passe pas et je regrette d’avoir eu un troisième enfant. Mais pourquoi j’ai eu un autre enfant?


On est dimanche et on n’a rien fait de spécial.

On est dimanche et on n’a rien fait. 

On est dimanche et on s’est quand même réveillés à sept heures.    

Est-il possible de se sentir toujours coupable? 

Bien sûr! il suffit d’être maman!


Si je regrette, ce soir, d’avoir eu un troisième enfant, c’est que j’imagine tout ce qu’on ferait, si on n'en avait pas trois - et ça me semble bien mieux que ce que nous faisons en réalité. Si on n’avait pas Dernier, j’aurais, le soir, le matin, le midi, le temps et l’énergie à consacrer à apprendre la musique à Grand, je pourrais lire davantage de livres à Milieu, prendre le temps pour lui parler français lentement et distinctement, corriger sa prononciation, je pourrais cuisiner des petits plats, sortir davantage, on serait sur nos vélos, on regarderait un film en famille, on ferait découvrir des musiques ou des livres qu’on aime, on aurait de longues conversations, on boirait nos cafés à petites gorgées…. Entre ma vie idéale et moi, il y a Dernier. Entre ma réussite en tant que mère et moi, il y a Dernier. Entre la vie rêvée d’une mère complice avec ses enfants et moi, il y a Dernier. Je vis avec l’impression coupable que c’est à cause de mon troisième enfant que je ne suis pas une assez bonne mère pour mes aînés. Que les années de Grand, en particulier, passent à coup de “attends”,”demain”, “dépêche-toi”, “plus tard”. Je me dis, ce soir, qu’à cause de ma décision idiote d’avoir un troisième enfant, aucun de mes enfants n’a de mère pleine et entière et qu’ils n’en ont que des miettes. 


En réalité, sans Dernier… je ne ferai peut-être pas plus de musique, ni de randonnée, ni de sorties culturelles… Si un troisième enfant rend effectivement plus difficile la vie de famille, et est effectivement un envoyé du chaos, je crois que je lui fais porter mes rêves brisés et mes désillusions de la vie de famille. Il est aussi plus facile de voir ce que Dernier enlève à notre famille que ce qu’il apporte: que serait mes deux aînés sans leur petit frère? Quels types de parents serions-nous, sans Dernier? Dernier sera un jour un des nôtres, un randonneur, un nageur, un noceur, un trublion qu’on aime avoir avec soi… Il ne reste que six petits mois avant qu’il ait trois ans et qu’on ait passé, enfin, cette période périlleuse de la petite enfance.  Ils sont juste très très longs…


Il suffit, comme maintenant, alors que je regrette du bout des lèvres mais de tout mon cœur d’avoir eu Dernier, qu’il se mette à jouer en bonne intelligence, pour une fois, avec Milieu, pour me donner un aperçu des dynamiques, des liens multiples qui sont à deux pas de se créer. Qu’y a-t-il derrière cette porte de trois enfants? Du regret? De la joie? Une difficulté riante?

Un peu d’espoir?

Toc toc?


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