J'ai eu peur

 

Batailles choisies #97

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En deux mots:

J’ai 15 ans. Il a la trentaine, travaille pour mon père. Il m’invite à jouer à la console dans sa chambre. #Jaieupeur. Parce qu’on a toutes vécu ces moments, parce qu’il faut urgemment changer de script et sortir de la culture du viol.


 

J’ai 15 ans. Je suis au bar de l’hôtel où travaille mon père, dans une station de ski des Alpes, avec des saisonniers qui profitent d’une soirée libre. Je dis “des” mais je n’en revois clairement qu’un, un pâtissier à l’hôtel. Je suis fière et comme grisée d’être au milieu de ces grandes personnes intéressantes. On rit, on plaisante, on discute de choses sérieuses, de ma passion de l’époque pour les jeux vidéos. Le pâtissier me propose d’aller jouer à la console dans sa chambre. Ah oui, d’accord.

La chambre est dans une partie de l’hôtel réservée aux employés: tout de suite en entrant, un couloir étroit, la salle de bains sur la droite, et la chambre, un lit une place, une table de chevet, une petite télé avec une console dans un coin. 

On joue pendant un temps, jusqu’à ce que, assez abruptement, il coupe la console et se mette à me faire la conversation. À un moment, il me demande si j’ai un petit copain. “Non”. Il me dit que plutôt que de sortir avec quelqu’un du lycée, il faut que je trouve quelqu’un d’expérimenté qui “me fera ça bien”, je cite. Je suis sensible, ça me chamboule un peu, je m’assois sur le seul mobilier, son lit, finis par m’allonger et fermer les yeux, les mains contre moi, en position de sarcophage. 

Il est à quelques centimètres de ma bouche


Quand je rouvre les yeux, je vois son visage, paupières fermées, qui approche ses lèvres des miennes. Il n’est plus qu’à quelques centimètres de ma bouche.



Je fonds en larmes. Littéralement. Je n’arrive pas à m’arrêter, c’est incontrôlable. Moi qui, à 15 ans, me croyais femme, je suis ramenée en une seconde à ce que je suis en réalité: une gamine.

Douche froide de son côté. Il annule son approche et, honteux, m’indique les toilettes.

Je m’y précipite, j’attrape du papier toilettes, j’éponge tant bien que mal mes yeux bouffis, je mouche ma morve d’enfant blessée. 

Je ne l’ai pas entendu arriver



Et puis d’un coup, il est dans l’embrasure de la porte. Je ne l’ai pas entendu arriver. Une ombre d’abord, puis sa silhouette qui se poste là. 

J’ai eu peur. Très peur. 

Je me souviens très clairement d’avoir sursauté, un réel bond de peur, un mouvement de recul en me rendant compte que je suis coincée là, que personne ne sait où je me trouve, que qu’est-ce qu’il va me faire.

Lui a l’air penaud et repentant, je sens qu’il a vu mon sursaut de peur, que ça m’a traversé l’esprit qu’il allait me violer. Lui me dit juste que je devrais partir en m’ouvrant la porte.




Je me rue hors de la chambre. J’entends la porte se fermer derrière moi alors que je suis en train de courir à perdre haleine, un couloir mal éclairé, bientôt la rue déserte devant l’hôtel et les centaines de mètres qui me séparent de la maison où nous vivons avec ma famille. Ma mère dans la cuisine me voit passer, me demande ce qui m’arrive mais je ferme la porte de ma chambre et m’écroule sur mon lit, en continuant de pleurer.




J’ai eu peur. Nous avons toutes eu peur, senti d’un coup la menace, le danger. 



Et si? Il y avait beaucoup d’intersections possibles à cette histoire, beaucoup d’autres chemins, plus sombres et violents qui auraient pu être pris. De cette soirée à #MeToo, il n’y avait pas grand chose. 


Mais il ne s’est rien passé


Je me suis souvent dit en repensant à cette histoire: mais en fait, il ne s’est rien passé (comprenons: rien passé de grave). 



Interviennent ici les discussions, révélations, prises de conscience autour de la culture du viol, du mouvement #MeToo, de la masculinité toxique: ce sont elles qui m’ont ouvert les yeux,  qui ont mis d’autres mots et donc d’autres réalités sur mon expérience. Ces prises de conscience sont essentielles aux femmes et aux hommes, pour changer une société qui donne l’impression de traîner des pieds ou pire, de nous emmener dans la mauvaise direction (coucou #remaniementdelahonte).



Jusqu’à récemment, quand je repensais à cette histoire, je me disais seulement que ça m’avait appris une leçon, que j’avais été idiote, naïve, que les signaux de danger étaient évidents. 


Ce n’est plus la leçon que je tire de cette soirée. Parce que si, il s’en est passé des choses, cette soirée-là, que me la font relire d’une autre manière. 

Nos scripts de séduction sont nocifs et dangereux


Le point le plus important, c’est que je comprends à quel point nos scripts de séduction et de drague, nos scripts sexuels, sont nocifs et dangereux. Mais avant de développer, quelques réalités de cette soirée, grâce aux 20 ans passés, grâce aux pensées féministes.

Je comprends que se servir du flou normal des souvenirs n’est qu’une façon malhonnête de discréditer la parole des victimes. Je ne me souviens plus du prénom du pâtissier. Je ne me souviens pas non plus du jeu vidéo auquel on a joué. Par contre, j’ai des images parfaitement nettes de ce qui m’a le plus traumatisée: son visage qui s’approche pour m’embrasser, le sursaut de peur quand il s’approche dans la salle de bain, ma course en pleurs jusqu’à la maison.

De même, se servir de la réaction physique de la victime comme preuve de consentement, fait partie de la culture du viol. La réaction physique de mon corps, mon flot de larmes qui a duré des heures, en est une parmi d’autres. On peut aussi se paralyser, se battre, mais on ne peut pas forcément la prévoir, on ne devrait pas avoir à s’en justifier.

Les circonstances ne valent pas le consentement

Je reviens à ce que je vois désormais le plus clairement dans cette soirée, ce que je relis à la lumière des réflexions féministes: nos scripts de séduction, de drague et de sexualité, sont mauvais et dangereux. Un homme de 30 ans s’est dit qu’une fille de 15 ans était une conquête possible, que la situation dans laquelle nous étions était acceptable.

L’imaginaire masculin est envahi par l’idée que la séduction est un jeu ou un combat, qui se gagne. Dans la tête du pâtissier devaient circuler des images disant que oui, c’est comme ça que ça se passe. Il n’était pas un sale type. Mais un homme élevé dans notre monde toxique ne peut voir la séduction que comme un plan d’attaque. Il ne peut voir le consentement que comme une somme de circonstances favorables.

Je suis frappée de voir à quel point les hommes prennent les circonstances pour une expression de consentement. Les circonstances (en tête-à-tête dans une chambre, suffisamment de jeunesse pour sembler timide) ne sont pas une bonne occasion.

Les circonstances ne valent pas le consentement. 


Les garçons n’ont pas appris à demander clairement, sans gêne, sans honte, et à accepter toutes les réponses, sans frustration ni agressivité. Le tacite, l’entre-les-lignes ne devrait pas être vu comme art de séduction - car le non-dit est souvent un non

Il faut qu’on relise notre vie de femme à la lumière des réflexions féministes parce que sans elles, les vieux scénarios bien commodes continueront au pire de faire du mal, au mieux de faire peur. 

Qui ne dit mot consent n’est pas un script de séduction valide.

 
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