Le choix de Sophiste
 

Batailles choisies #438

Quand on a trois enfants et qu’on se rend compte que c’est mieux de n’en avoir que deux, que fait-on? 👩‍👦‍👦


 

Grand est quelques jours chez sa grand-mère. Je suis donc avec Milieu et Dernier - seulement avec Milieu et Dernier. De la cuisine, je les regarde jouer aux petites voitures. Milieu a sorti tous les véhicules de la boîte à jouets, les rouges, les jaunes, les cassés, les entiers, les petits, les grands, les routiers, les engins de chantier, qu’avec force “vroum”, il fait glisser sur un tapis de ville et de routes. Dernier agite une ambulance blanche en sifflant ses propres “froum”, l’imitation étant le marche-pied du bébé pour grandir et devenir bientôt un garçonnet. Au bout de quelques minutes, les garçons papillonnent vers un autre jeu et vers l’étage où ils se courent après en hurlant de rire.

Je ressens une sensation étrange…. Vraiment, c’est très curieux… ça m’arrive si rarement!  J’ai l’impression de… d’être au-dessus de la mêlée… de maîtriser! Je ne suis pas constamment sous l’eau, naviguant à vue ou faisant naufrage ou surnageant accrochée à une bouée qui se dégonfle avec méchanceté, à passer d’une demande à l’autre, d’un gosse à l’autre, d’un insatisfait à un pleurnicheur. Incroyable! C’est quand même plus facile de n’avoir que deux enfants. C’est même vraiment facile de n’en avoir que deux. C’est suffisant.  

Ah. Réalisation d’une certitude douloureuse. J’aurais dû m’arrêter à deux.


Petit problème, donc, puisque j’en ai trois.


Bon… qu’est-ce que je fais? Parce que ce n’est pas la première fois que je me rends compte à quel point ça me change le quotidien d’en avoir un en moins. La semaine dernière, par exemple, Dernier était à la crèche et les deux grands étaient en vacances. Ils jouaient ensemble pendant des heures, ils dessinaient, construisaient des Legos, regardaient un film l’après-midi, c’était tranquille. Et cette fois où Milieu était allé avec son père au zoo, c’était paisible, aussi! Grand et moi faisions des activités de grand garçon, lecture, dessin, cahiers de jeux. Quand j’avais besoin, je lui demandais de surveiller et de s’occuper de son petit frère et je cuisinais ou rangeais la maison en toute confiance.   

Qu’est-ce que je fais, alors? Lequel est-ce que j’abandonne?

Grand, oui, certainement. Sans lui, il n’y a plus de chamailleries et je vais pouvoir m’épargner les lectures à haute voix d’Astérix ou de Tintin, qui ne sont pas piquées des hannetons et me pourrissent mes soirées. Ou Milieu, juste parce qu’il a un appétit d’oiseau inquiétant et que j’en ai marre des oeufs brouillés cuisinés à toute heure pour compenser. Ou Dernier, évidemment, le plus petit, à la fois bébé qui dort mal et tombe malade et petit garçon qui touche à tout et n’en fait qu’à sa tête comme ses deux frères. En même temps… je vois bien qu’à la différence de Grand et Milieu, Dernier est encore dans cet amour sans limite pour sa maman, qu’il m’inonde de tendresse et de douceur. Et Milieu… il est si beau, il a cet air si malin que je le vois bien faire de grandes choses dans la vie. Grand? Oh, non, s’il n’est plus là, qui m’envahira de ses goûts pour les cartes, me tancera de questions géographiques dignes d’un Trivial Poursuite auxquelles je n’ai pas la réponse?      

Ben, non, hein, je ne vois pas lequel choisir. Ils sont tous affreusement fatigants et délicieusement adorables.


Des cris me sortent de ce drôle de rêve. Milieu essaie de protéger de ses bras un camion-poubelle qu’il ne veut absolument pas prêter même un tout petit peu à son frère. Dernier ne lâche rien pour avoir entre les mains cette merveille, poussant son aîné et lui grimpant dessus en pleurant. Je dois les séparer à la force. Puis je passe une bonne heure à empêcher l’un de mettre ses doigts dans une prise par dépit et à proposer à l’autre toutes les activités pacifiques et collaboratrices qu’on pourrait faire ensemble, qui sont toutes rejetées.     


Parfois, même à deux, ils sont pénibles. Parfois même à un, ça fait trop. Autant garder les trois, du coup.


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La haine
 

Batailles choisies #437

Il m’est déjà arrivé de haïr mes enfants. C’est un sentiment tabou, impressionnant et heureusement fugace. Pourtant, ce sentiment terrible me fait du bien alors je le laisse exister. 😡


 

Dernier me lance des regards avec ses grands yeux noisette, les cils immenses et déroulés comme des points d’exclamation. Sa pupille étincelle, une immense question habitant toujours ses yeux ouverts. Il se tient tout près de mon visage, la tête légèrement penchée. Quelques cernes et ses joues rougeaudes lui donnent un air de fatigue, un air de menace. Malade, il ne peut pas aller à la crèche. Il me regarde, plein de tendresse et de confiance. Je le regarde et je le hais.


Je le hais, lui qui fait de moi une tétine et une esclave. Je le hais, lui qui n’est pas capable de me laisser tranquille, juste un tout petit instant. Je hais qu’il soit malade. Je hais qu’il ne dorme pas alors que sa sieste était le seul moment où j’allais pouvoir travailler. Il n’y peut rien, non, d’être un peu souffrant, il n’y peut rien, non, de ne pas pouvoir aller à la crèche, il n’y peut rien, non, que sa maman ait absolument besoin de préparer deux séquences pour ses classes. Il n’y peut rien. Lui, il est juste doux, innocent et un peu malade. Mais je n’arrive pas à accepter que ma semaine de travail et de tranquillité soit brisée en mille morceaux.

Dernier me regarde et je le hais, donc, de tout mon cœur. Je ne ferai rien de cette haine. Mais je n’ai pas envie non plus de faire comme si elle n’existait pas, comme si elle était inconcevable alors qu’au contraire, je la conçois très bien. En tant que mère, certains jours, je me laisse ressentir les pires horreurs, je laisse toute la puissance de mes ressentiments s’emparer de moi. J’en ai besoin avant de pouvoir reprendre le dessus, et redescendre de ma colère.


Dernier continue de m’observer avec tendresse. Déjà, je sens que ma pelote de haine commence à se dévider. Je ne hais pas mon enfant, non. C’est juste que j’ai la haine.


Ça va passer, comme toutes les autres fois. Ça va se transformer en résignation (qu’est-ce que je peux faire, de toute façon?), en hauteur (dans un an, tu auras complètement oublié que tes cours n’étaient pas au top), en profondeur (vas chercher de l’amour en toi). Mes dents serrées laissent échapper un soupir.


Dernier me regarde avec ses grands yeux d’amour et me lance un joyeux “diè”, qui veut dire où on va qu’est-ce qu’on fait oh je suis heureux de te voir ma maman c’est joli ici - tout ça en même temps.

Allez Dernier, tu ne vas pas dormir, j’ai compris. On redescend?


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