Échec
 

Batailles choisies #454

“Entrons dans ce supermarché, les enfants” ou le jeu de la dame version mère de famille. ♟


 

Il est 8h14 et on a le numéro 33. La vaccination débute à 9 heures, on a donc au moins une heure à tuer avant notre tour. Que fait-on en plein hiver, en plein froid, en plein morose pour occuper deux enfants? 

- On peut découvrir un peu l’endroit? propose Grand.

Trop heureuse que mes enfants trouvent enthousiasmant de marcher dans le froid, on part main dans la main vers l’aventure, on remonte le chemin de terre gelée au bout duquel se trouve le centre de vaccination Covid, on passe sur un petit pont de bois avec une prudence exagérée mais un ravissement sincère, on joue avec des bâtons, on chante des chansons de colonies de vacances. Ce n’est pas une punition si terrible, alors, de flinguer ma matinée de travail pour la troisième dose de vaccin des enfants… C’est plutôt joyeux et simple. L’aventure champêtre touche néanmoins rapidement à sa fin puisqu’au-delà du chemin de terre, au-delà du petit pont de bois, au-delà du terrain en friche, au-delà des liquidambars aux feuilles rouges, se trouve, bien assis, sûr de son pouvoir, certain qu’on ne pourra pas se passer de lui, le centre commercial et son magnétique hypermarché. 

- Maman, regarde: La Lagune! On peut aller au supermarché? Tu sais, pour acheter une récompense? demande Grand.

- Une récompense! renchérit Milieu.

Depuis que Grand a trois ans environ et depuis que j’ai commis l’erreur de lui acheter un paquet de chips au distributeur de la salle d’attente de la Clinique où il se faisait vacciner contre la grippe, sans compter qu’il garderait pour toujours dans sa mémoire cette gratification, chaque piqûre doit être récompensée. Il y a eu les chips originelles, puis un paquet de bonbons, une sucette, une glace, un autre paquet de chips, diverses horreurs saturées de colorants, de sucre et de sel, toutes ces choses que je refuse à mes enfants d’habitude et que tout vaccin transforme en article à inscrire dans la charte des Nations Unies pour les droits de l’enfant.

- Tu vas nous récompenser avec des chips, Maman? demande Milieu pour monter, lui aussi, dans la combine du “un vaccin contre une cochonnerie”? 

Il faut bien les occuper…

- D’accord, mais je vous préviens: on achète juste une sucette chacun, je ne vous les donne qu’après le vaccin et je n’achète rien d’autre, c’est bien compris?

- Et aussi un jus de fruit, Maman?

Échec.

- Oui, d’accord, un jus chacun mais c’est tout, ok?

- Et la récompense?

- Oui, la récompense et le jus, c’est tout, ok?

Nos pas résonnent dans le damier des allées vides de l’hypermarché où nous nous rendons rarement et qui est en réfection. Nous errons comme de pauvres hères à la recherche des briquettes de jus individuelles et des sucettes individuelles.

- Et plutôt ça, Maman? interroge Grand en me montrant un paquet de chips dégueux au fromage.

Échec.

- Alors dans ce cas, pas de sucette, c’est clair?

Rayons après rayons, valsent les avis et les résolutions, les leurs, ok, si vous préférez, un paquet de salami, les miennes, d’accord, un yaourt à boire en plus si vous avez déjà faim.

Quel échec, cette occupation! Et on n’a toujours pas trouvé les jus ni les…

- Maman, maman, c’est ici, regarde!

Échec, les enfants ont trouvé le rayon des sucreries et se jettent sur divers paquets de bonbons. Je coupe court à leur enthousiasme en rappelant que c’était une seule chose comme récompense! Les jus et le yaourt à boire, c’était sain, mais ça, non! Donc, une seule chose. 

Les enfants acquiescent puis choisissent, Grand un paquet de 6 bâtonnets roses poudrés, Milieu une boîte de 33 sucettes arc-en-ciel

Si je garde la boîte et que je ne sors les sucettes que pour les récompenses, ça compte comme une seule sucette? On va dire que oui, on va dire que je m’y tiendrai, oui, on va dire ça et surtout on va dire qu’on y va.

Échec.

Allez, les enfants, on doit payer.

À la caisse self-service, je dépose la briquette de jus de Milieu, bip, le yaourt à boire de Milieu, bip, celui de Grand, bip, le paquet de bonbons roses, bip, puis la boîte de sucettes, bip.

- Combien? 5899 pesos?

Les enfants me regardent, interloqués, puis portent leurs regards vers l’écran de la machine qui indique 5899 pesos, c’est-à-dire moins de 7 euros, un nombre très impressionnant, long, avec des neufs dedans, surtout pour des enfants qui ne savent pas lire. Je prends mon ton de vertueuse outrée et m’exclame: 

- Combien? Ah, mais les enfants, ça ne va pas du tout, c’est excessivement cher! Ah, non, on ne peut pas acheter ça! Impossible, vraiment!  

Ils boivent mes paroles scandalisées avec confiance. 

- Regardez, les garçons, ce qu’on va faire c’est que OK, on prend les bâtonnets de Grand. Il y en a 6, on les partagera comme récompense alors que je n’avais dit qu’une chose chacun, donc vous en avez plus, poursuis-je d’un ton assuré en fourrant le paquet de cochonneries moins pires que les autres dans mon sac à main.

Ils acquiescent en murmurant d’une voix faible et sérieuse “très cher”. Je lance “Allez, les enfants, au vaccin” et nous sortons du magasin main dans la main.

 

Et mat.


Batailles en vrac⭣

Batailles rangées⭣

KK
 

Batailles choisies #453

Pouffer de rire avec ses enfants alors qu’on vient de se fâcher très fort : bienvenue dans ma vie de mère. 🏃💨


 

J’en ai marre, marre, marre! Ça suffit! J’ai dit :ça suffit! Je suis fatiguée de devoir vous répéter quinze fois les choses! Tous les soirs, c’est pareil, tous les soirs, c’est pareil, tous les soirs, je dois vous dire qu’il faut vous mettre en pyjama, vous mettre en pyjama, vous mettre en pyjama, j’en ai marre, marre, marre!

Un silence tombe dans la chambre des grands. Le mobile à montgolfières, les autocollants de de camions et tous les dessins colorés et appliqués dont Grand adore décorer ses murs, semblent baisser la tête, penauds comme mes garçons. Je me sens toujours coupable de me fâcher mais j’avoue que ce soir, je trouve ma gronderie parfaitement justifiée. Y a-t-il pire moment pour son amour maternel que la sortie du bain? Quand je n’ai qu’une envie, qu’on passe au moment calme, à la lecture, au coucher et que mes enfants décident, eux, que c’est le meilleur moment pour faire des courses-poursuites tout nus, pour tenter des acrobaties sur les lits, pour se chamailler aux cris de popotin-caca-prout-pipi? Y a-t-il pire que les contorsions auxquelles je m’astreins pour arriver à enfiler une jambe de pantalon de pyjama sur Milieu pendant qu’il gigote, pour enfiler l’autre jambe sans succès et l’enfiler dans la première jambe et enlever la deuxième jambe de la première en criant “mais arrête de bouger”? Y a-t-il plus insupportable que la période pipi-caca-prout de mes garçons, période à la longévité exceptionnelle? À peine le silence installé que les garçons repartent de plus belle:

- Caca! Milieu, tu es popo!

- Grand, toi caca, toi popo-caca!

- Les garçons, on arrête!

- On arrête le caca, ou on arrête le popo, Maman?

- Maman est caca-pipi!

Leur hilarité est de courte durée car ma durite est déjà bien fondue: 

- Marre, marre, marre, arrêtez ça tout de suite, vos cacas, pipis, popos, là, je n’en peux plus!

Les garçons se calment tout de suite. Je me suis fait entendre. Enfin. Ça ne tiendra pas jusqu’à demain, mais au moins pour ce soir, je peux dire bonne nuit à Caca, Pipi et Prout. D’ailleurs, je retrouve mes garçons, mes doux garçons qui, dès que ma voix est revenue à la normale, ont échangé un clin d’œil complice et sont allés chercher, sur la petite table bleue dans la pièce voisine, des dessins qu’ils faisaient avec application un peu plus tôt dans la soirée. Grand s’était même écrié, alors que je passais non loin: “Regarde pas, Maman, c’est une surprise!”

Mes deux garçons sont donc allés chercher leurs œuvres qu’ils me tendent fièrement en revenant. Ils sont bien beaux, ces dessins, pleins de couleurs, de bonne volonté, de mignonnerie, pleins aussi de lettres, de petits mots que mon aîné, heureux élève de CP, adore écrire dans toutes ses productions. Avant d’avoir regardé de près, je suis déjà toute réconciliée avec mes idiots de fils. Je m’ébahis devant tant d’application, de créativité, d’inventivité: mes garçons ont tracé le contour de leurs mains au feutre noir et ont peint l’intérieur des silhouettes aux couleurs de l’arc en ciel. C’est drôlement joli! Et toi, Milieu, tu as mis tes deux mains! Et ici, dans le pouce, tu as dessiné une étoile, whaou! Et toi, Grand? 

Dans son œuvre, faite avec concentration et désir de bien faire, sur ce dessin dans les tons verts et jaunes, Grand a écrit, avec beaucoup d’application, entre deux lignes bien droites qu’il a tracées à la règle, dans le pouce, le petit doigt, et surtout le majeur, fier comme un coq et droit dans ses bottes, de sa meilleure écriture, “PIPI”, “PROUT” et “KK”.


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