La grande bourgeoise intérieure

 

Batailles choisies #167

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En deux mots:

C’est quoi votre plus grand rêve de bourgeoise? Quelle voiture? Quelle marque de canapé? Moi c’est rénover la cuisine. C’est quel émoji quand on réalise ce rêve plein de culpabilité?  


 

Aujourd’hui se concrétise un rêve complètement bourgeois et matérialiste, qui remplit mon petit cœur de joie et dont j’ai un peu honte. J’ai d’ailleurs honte qu’il remplisse autant mon cœur de joie: on refait la cuisine à la maison.


Oh, l’adolescente que j’étais en frémit de bonheur… J’ai passé mes années de jeune fille à regarder des magazines de décoration, à tourner les pages glacées d’un air gourmand, des salons accueillants, des salles de bain sobres, des cuisines champêtres, des cuisines modernes, des cuisines aux décorations savamment dépareillées, des cuisines dans des tons ocre ou bleu pétrole, des cuisines qui sont éclatantes, qui étincellent, qui brillent, des cuisines avec invités bien habillés, avec des couples amoureux, avec des enfants qui ne tachent pas, des cuisines, des cuisines, des cuisines


Cette rénovation ne faisait pas partie de nos plans immédiats, mais une réparation petit budget urgente, un changement de plaques électriques, une chose, une autre, devis, bon ben, puisqu’on en est là, on pourrait faire quelques modifications? De fil en aiguille, on se met d’accord sur une rénovation presque totale. 

Mon mari se moque de moi, se sent gentiment arnaqué, pas sûr que ta cuisine soit à la hauteur de la cuisine, et puis c’était une toute petite modification qu’on voulait faire et tu m’as fait passer en douce les huit artisans qui font un vacarme de tous les diables en bas.


Mais j’y pouvais quoi, moi? J’y pouvais quoi si le monsieur avait une mallette pleine d’échantillons de plans de travail, plus éclatants les uns que les autres, et qui, je vous assure, Madame, sont de première qualité? J’y pouvais quoi s’il avait un téléphone plein de photos de rénovations qu’il avait faites? 

Je suis innocente votre honneur! C’était comme regarder un catalogue de ma jeunesse…  

Innocente autant que je me sens coupable, vu l’état du monde, que ça m’apporte autant de réconfort. 

La rénovation de la cuisine me ramène à plein de choses que je ne devrais pas être, je devrais être plus féministe, moins attirée par les sirènes de la maison parfaite, je devrais être moins matérialiste, passer plus de temps à lire des essais qu’à chercher les objets de déco qui iraient parfaitement dans ce coin, là, ou dans celui-ci...

Ça me ramène à des complexes d’artiste, des syndromes d’imposteuse qui refont surface. Ai-je le droit d’être une écrivaine et de rêver la nuit de couleurs de placards et de tiroirs coulissants? Je pense à Hugo, Neruda, à d’autres écrivains pour qui la maison était une quête de beauté comme une autre. Je pourrais me réclamer d’eux, me cacher derrière eux, même si je doute que mes choix de matériaux qualifient comme construction d’un soi poétique hors de soi…


Je m’entends même dire, non, non, n’écris pas ça sur ton blog, c’est la honte quand même d’être aussi bourge, je me le crie intérieurement!

 

Mais qu’il est doux, ce vacarme des travaux, comme un casque anti-pensées, ce bruit de tous les diables d’une belle cuisine de catalogue en train de naître.

 
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Heloise Simoncuisine, travaux