Médaille de bronze

 

Batailles choisies #338

Écrire, disait Léon-Paul Fargue, c'est “savoir dérober des secrets qu'il faut encore savoir transformer en diamants”. Écrire, pour moi, souvent, et en tous cas aujourd’hui, c’est savoir transformer en bronze des gros cacas. 💩


 

C’était une fausse bonne idée.

Je le sais.

Je me sens mal.

Ça sent mauvais d’ailleurs - mais j’y reviendrai.

Avant que vous ne me jugiez, est-ce que je peux vous donner un peu de contexte? Juste un petit peu, promis, ça va tout expliquer.

Bon.

Ça fait plus d’un an que Milieu est propre. Il a fait ses premiers pipis dans le jardin à la toute fin du confinement l’année passée. Il a eu peu d’accidents. Le pipi, il a rapidement maîtrisé ce qui fait que j’ai pu me réconcilier avec l’apprentissage de la propreté, me dire que, non, le calvaire de mon aîné ne se reproduirait pas.. 

Flashbackons encore un peu car plus de contexte me semble nécessaire!

L’apprentissage de la propreté de Grand a été ca… ca… catastrophique. Longue, laborieuse, au point qu’à son entrée en maternelle, je me disais qu’ils allaient me le renvoyer à la maison. J’ai des souvenirs de cacas dans le slip dès le seuil de l’école franchi parce qu’il refusait de faire là-bas mais ne pouvait se retenir jusqu’à la maison, de cacas dans le jardin, d’étrons posés sur les chaises, de cacas retrouvés cachés derrière des portes. 

Je ne vous fais pas un dessin - quoique.


Donc, vous comprenez bien, vous comprenez bien que c’est pour ça, et uniquement pour ça que… comment dire les choses avec élégance… que je n’en peux plus que Milieu veuille faire caca dans la couche.

Je n’en peux plus.

J’en ai juste marre.

Ça me fait tellement ch…

Un an, un an à attendre qu’il se sente prêt!

Et non. Toujours pas.

Toujours, toujours, il réclame: - Moi veux caca dans la couche! - Et aux toilettes? - Non! Moi caca dans la couche! 

Docilement, avec abnégation, son père et moi lui enfilons la couche exigée, le regardons se cacher derrière un rideau, regardons son expression d’effort qui pousse et expulse, yeux révulsés et bouche pincée. 

Et puis, après il faut nettoyer.

Et je n’en peux plus.

J’en ai marre.

Je n’en peux plus de nettoyer ses cacas.

Des cacas verts tout pâteux, qui tirent sur le noir ici, passent par l’épinard là, qui, nonchalamment, s’étalent sur le haut des fesses comme une colline verdoyante d’herbe profonde.

Des cacas huileux qui jouent à glisser des lingettes à la main, l’ocre de texture riche en grumeaux et morceaux choisis,  émaillé de ronds jaunes - ah oui, hier, c’était maïs.

Des cacas de lapin, crottes en ribambelle d’un bel ébène.

Des cacas beaux-bruns en hautes mottes dont l’équilibre dans la couche est si fragile qu’ils menacent, à chaque instant, de finir - schpolpf - sur le sol. 

Des cacas crayeux plaqués sur toute la surface de la couche, ces tons blanchâtres qui sont souvent le signe qu’un virus empêchera Milieu d’aller à la crèche, qui sont toujours mauvais signes de toute façon et qui sentent mauvais. 

Des cacas pourpre sénatoriale, des sfumati à la Turner, des jaunes Kandinsky, des noirs Soulage, qui auraient tous la vedette dans le musée des horreurs! 


Bon, après cette page d’art et de littérature, ma fausse bonne idée - j’y reviens

Mon mari est parti en week-end avec notre aîné, pour un moment de complicité père-fils. Quand il a fallu expliquer à Milieu pourquoi son père partait sans lui, nous lui avons expliqué que Grand était plus grand, justement, que c’était pour ça. L’un de nous (qui? je n’ose plus le savoir) a alors dit, oui, toi tu fais encore caca dans ta couche, alors que Grand, il fait dans les toilettes.  

Épiphanie!

Illumination!

Eurêkaca! 

Mais oui, voilà comment attraper ce problème!

Tu sais, Milieu, si tu réussis à faire caca dans les toilettes, Papa pourra partir en vacances avec toi aussi.


Ne me jugez pas - oh, l’Inquisition de parentalité positive me damnera et condamnera au bûcher!

Mais j’ai trouvé que c’était une bonne idée. 

Ravie par mon fol espoir que Milieu abandonne les couches, je ne me suis pas dit que mettre en jeu un moment privilégié d’amour avec son père, en faire une récompense, c’était un peu jouer avec la sacralité de son corps. C’est dans son corps que ça se passe, que ça se décide, honte sur moi d’avoir voulu intervenir dans son sacro-saint rectum.

Je ne me suis pas dit ça, non. 

Je me suis dit: Oh! Si on pouvait se débarrasser des couches!

Je me suis dit qu’il lui fallait sans doute un petit quelque chose pour l’intéresser à la profondeur de la cuvette.

Et je me suis même dit, lorsque le lendemain, Milieu a vu partir son frère et son père, que ça allait marcher…


- Maman… Papa et Gwand, i sont où? me demande Milieu.

- Ils sont partis en vacances, tu te rappelles?

Milieu se tait.

À l’intérieur de lui, quelque chose semble se mettre en marche. 

Il me regarde soudain et dit d’un air très décidé: caca dans les toilettes.

- Tu veux faire dans les toilettes, c’est ça?

- Oui, moi caca dans les toilettes.

Oh! Serait-ce possible?

Il monte les marches d’un pas militaire.

Mon cœur bat la chamade.

Il baisse lui-même pantalon et slip avec autorité.

Je n’ose intervenir, comme si j’allais rompre l’enchantement.

Il s’assoit sur son petit adaptateur avec les animaux de la savane.

Il pousse.

Je retiens ma respiration.

Il pousse plus fort.

Il pousse encore une fois en criant: moi vacances avec Papa!

Oui, mon chéri, c’est ça, vas-y, vas-y, tu peux y arriver!

Pourtant… plop!

Non, moi, non, pas caca dans les toilettes.


Oh… mes rêves sont évacués. 

Non, Milieu n’a pas fait. Milieu ne veut pas. Milieu veut “caca dans la couche.”

Mes plans pour déclencher la propreté sont douchés. 

Adieu, pot, vase, étron!

Durant le week-end, je retente, mais sans conviction, tu sais, dans les toilettes, comme ça tu pourras partir avec Papa… sans conviction, sans résultat, sans espoir. 


Une semaine passe. 

Au retour d’un week-end seul avec son père chez sa grand-mère, Milieu vient se planter devant moi et me dit: 

- Maman?

- Hmmmm?

- Moi caca!

- D’accord, mon chéri. Tu vas chercher une couche?

- Non! Moi caca dans les toilettes.

- Tu veux faire dans les toilettes? C’est vrai?

- Voui.

Il monte d’un air décidé.

Pas la peine d’espérer, me dis-je.

Il lève la lunette, pose sur la cuvette son adaptateur d’animaux de la savane.

Je le sens venir à trois kilomètres, ça va finir dans la couche. 

Il baisse son pantalon et son slip.

Il s’assoit.

Il pousse.

Plop.


Oh… mon chéri, mais tu as fait caca dans les toilettes!

Mais c’est le plus beau cacadeau qu’on m’ait jamais fait!

Et c’est le plus beau caca que j’aie jamais vu! 

Qu’elle est belle, cette boule ronde, lisse comme un bonbon, d’une magnifique couleur chaude, qu’elle est légère à flotter ainsi dans l’eau de la cuvette!


Milieu et moi versons une larme… il est temps de tirer la chasse et de dire adieu à ton caca.

Adieu, adieu!

Bon voyage et merci, dis-je en agitant le mouchoir blanc du papier toilettes! Tu ne sauras jamais quelle joie tu m’as donnée!

Quand tu flotteras dans les égouts avec tes sœurs et frères, salue bien pour moi toutes les bouteilles à la mer que j’y ai lancées pour que Milieu fasse enfin dans les toilettes!

Et sache que ce moment sera à jamais gravé dans ma mémoire de maman qui t’aime, que toujours, toujours, ce jour sera coulé dans le bronze!


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Heloise SimonMilieu, caca