Bienvenue au club
Batailles choisies #361
“Quand je suis devenue mère, je me suis pris une grosse claque”, ont dit toutes les mères, tout le temps, dans tous les pays. Bienvenue chez les mères, chez les claquées, chez les échauffées. 🧨
Les premiers mois de vie de mon premier fils ont été les plus malheureux de toute mon existence.
Fraîchement arrivée au Chili, seule en journée avec mon enfant, paumée, je ne me suis jamais sentie aussi isolée, aussi abandonnée, aussi incapable de refaire surface, qu’à ce moment-là.
J’essayais confusément de demander de l’aide, du soutien, je ne comprenais pas pourquoi je vivais si mal ma maternité, ni pourquoi personne ne me prêtait main forte. Je trouvais insupportable que ma belle-famille me réclame des photos de mon bébé souriant, mais que personne ne vienne nous voir le week-end, insupportable qu’on me parle de vie merveilleuse alors que je me sentais terriblement prisonnière.
J’ai passé les années suivantes à déconstruire cette période de ma vie, pour comprendre, pour finir par comprendre que ce que je vivais était le résultat d’un choix de société. La société (patriarcale, en France, au Chili, ailleurs) a choisi de pousser les femmes à devenir mère, puis de les abandonner dans ce choix, en les isolant, en se déchargeant de toute responsabilité collective sur une seule personne à qui on donne ce fardeau en lui disant que c’est un cadeau.
Une des personnes à qui j’en ai voulu, parce que j’en voulais à tout le monde, avec maladresse, avec confusion, avec injustice aussi (les gens travaillent, les gens sont occupés), c’est mon beau-frère et ma belle-sœur, que j’aime beaucoup. Des gens bien, solides, empathiques.
Mais je leur en ai voulu.
Je leur en ai voulu de prendre un week-end en amoureux à la station balnéaire à trente kilomètres de celle où je vivais alors qu’ils auraient pu venir faire une petite visite.
Je leur en ai voulu de ne me dire que des choses positives sur la maternité, qu’il est mignon, oh, mais c’est un bébé facile, il ne pleure jamais, alors que j’étais au bord du gouffre.
Je leur en ai voulu.
Je doute qu’elle s’en souvienne, mais j’ai eu des conversations avec ma belle-sœur, qui est médecin, dont je suis toujours ressortie, malgré toute la gentillesse, toute la prévenance de mon interlocutrice, avec un sentiment d’abandon et de solitude, plus fort, plus aigu.
- Je n’arrive pas à allaiter, je sens que je n’y arrive plus.
- Mon conseil, c’est d’allaiter l’automne et l’hiver. C’est une question de santé pour ton enfant.
- Je suis tellement fatiguée. Je n’arrive pas à récupérer.
- Tu sais, il existe des médicaments qui peuvent t’aider, qui peuvent te redonner le moral, ça aide pour l’allaitement aussi.
- Je n’ai aucun relai, je ne supporte plus que le bébé finisse toujours par être mon problème.
- Tu as quand même ton mari, il aide beaucoup.
- Oui, il aide beaucoup, mais quand il est là, moi je ne peux jamais m’échapper.
Six ans plus tard, je suis une mère expérimentée, très au fait des injustices que la société fait peser sur ma condition parentale, résignée à les subir puisque je suis obligée, résolue à les nommer et à les combattre puisque je ne veux pas de ce monde-là pour les autres femmes.
Six ans plus tard, ma belle-sœur vient d’avoir un bébé.
Elle m’a glissé entre deux déjeuners de famille qu’elle se sentait isolée, seule.
Que son mari lui avait dit d’envisager des médicaments pour lui redonner le moral, alors qu’elle, elle avait juste besoin de dormir.
Qu’elle voudrait, plus souvent, être déchargée de sa fille, et retrouver un peu de sa vie d’avant, qu’elle ne supportait plus que leur fille finisse toujours, malgré toute l’aide, toute la bonne volonté du père, par être son problème.
La claque que nous prenons toutes, toutes les mères, c’est la réalisation que la prison qui nous enferme est une construction savante, patiente, utile à tout le monde sauf à nous alors que c’est nous qui nous acquittons d’un travail, non seulement essentiel, mais aussi de la plus haute importance.
Discuter avec une nouvelle mère, qui réalise doucement ce dans quoi elle a mis les pieds, c’est acquiescer en silence, dire sans cesse “je comprends, moi aussi tu sais”, c’est avoir envie de dire avec un sourire triste: bienvenue au club.
Avant d’avoir des enfants, on s’imagine le club des mères comme un club plein de belles couleurs pastel, de bons tuyaux, de trucs et astuces, de partage de photos et d’éclats de rire.
Ce n’est pourtant pas ce club-là qui accueille les nouvelles mères, mais un autre, plus secret, moins glamour.
Bienvenue au club de celles qui n’ont pas besoin de médicaments, mais juste de dormir.
Bienvenue au club des mères qui ne regardent pas toujours leur enfant avec adoration, mais plus souvent avec résignation.
Bienvenue au club des mères qui ont des envies de meutre quand on leur dit qu’elles ne font rien de la journée.
Bienvenue au club des énervées, des arnaquées, des flouées.
Ce club-là est très important.
C’est lui qui vient fournir les rangs des révolutionnaires, des craqueuses d'allumettes, des lanceuses de molotov.
Bienvenue à toi, chère belle-sœur, au club des mères.