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Respiration
 

Batailles choisies #584

Mon éco-anxiété constante prend une pause - un dimanche à la plage. 🏖


 

Laisser derrière nous 

l’amandier qui a fleuri plus tôt encore que l’année dernière

la sortie à la neige annulée parce qu’il n’y a pas de neige alors qu’on est encore au milieu de l’hiver

cette pensée que mes enfants n’ont jamais vu la neige et qu’à ce rythme de fonte, ils ne la verront peut-être jamais

le plein de diesel et le calcul flou mais poignant de l’impact carbone d’une journée de vacances

les camions remplis de choses inutiles qu’on dépasse sur la route

l’autoroute flambant neuve alors qu’il faudrait partout des pistes cyclables et des trains

les coteaux de la région centrale, couverts d’arbres fruitiers, au coût hydrique faramineux, fruits qui finiront dans des cargos hyperpolluants ou à la poubelle

les ouvriers agricoles noirs, souvent haïtiens, attendant le bus sur le bord de la route, qui n’auront, de leur dur travail, que les pelures de bonheur

le paquet de chips industrielles que j’ai pris en cas de grosse faim ou de gros caprice pour nous faire tenir jusqu’au déjeuner

les Andes au loin, dont la neige a presque entièrement fondu 

la chaleur effrayante de cet hiver - 30 degrés!


Laisser derrière nous tout ça, toute la culpabilité de ne pas faire assez contre le dérèglement climatique, toute la part que j’ai prise et continue de prendre à la catastrophe du siècle, ma lenteur à agir, à changer de vie, ma volonté de le faire sans savoir par quel bout le prendre, comment emmener ma famille par la main dans cet avenir sombre.

Laisser dans le rétroviseur tout ça et ne regarder que le sourire de mes deux aînés à l’arrière, qui sont ravis de cette sortie à la mer, par un beau dimanche d’hiver.

  

La journée à la plage est merveilleuse. Les enfants font des dessins et des châteaux dans le sable, ils batifolent joyeusement dans l’eau en hurlant quand la mer a la gentillesse de jouer avec eux à chat. La petite crique où nous avons posé notre sac est vide. L’océan est magnifique, le sable clair donnant à l’eau cette teinte presque turquoise, que soulignent les rochers gris protégeant notre petit coin de douceur. Dans cet écrin de bonheur, avec l’ombre idéal qu’offre un immense acacia qui a poussé à flanc du chemin des douaniers de la péninsule de Quintero, nous rions, nous respirons. Cela fait cinq ans que je ne suis pas allée à cette plage. J’ai dû m’y rendre trois ou quatre fois lorsque nous habitions à Viña. La vie avec les enfants, les week-ends remplis, la pandémie, un enfant trop petit pour tenter ce genre d’expédition, un autre enfant trop petit pour se fourrer dans ce type de galère, m’en avaient tenu éloigné. Mais comme je suis heureuse de m’être lancée. Ce n’est pas si loin, c’est facilement accessible et c’est toujours aussi beau! 

Je respire, ouvre grands mes poumons, regarde mes enfants jouer de toute leur innocence. C’est une belle vie, pour eux, pour nous. 


Alors que je suis assise là, quelques vers de L’Enfer de Dante, qui m’ont beaucoup marquée et auxquels je pense souvent, surgissent dans ma tête: “Comme le naufragé qui des flots en fureur sort haletant ; la mer le rejette au rivage ; il tourne ses regards vers l'onde de malheur”. Je pense souvent à cette image du rescapé d’un naufrage qui regarde la mer, qui continue de penser au péril auquel il vient d’échapper, qui ne parvient pas à quitter des yeux son destin de malheur évité - pour l’heure - de justesse. Ma sortie à la plage, c’est l’écho à ces vers de L’Enfer. Alors que j’essaie de profiter de cette pause dans mon éco-anxiété quasi constante, de laisser, loin derrière nous, le naufrage, la planète en plein naufrage, je n’arrive à voir, depuis notre petite crique résonnant de cris joyeux, que les montagnes sans neige loin là-bas, je n’arrive à sentir que la température d’un mois de septembre ou d’octobre qui arrive avec deux mois d’avance, je ne parviens pas à quitter des yeux l’immense terminal gazier et toute son activité, de fumées, de bateaux, d’énergies fossiles, qui se trouvent de l’autre côté de la baie.      


Je regarde mes enfants, la mer derrière eux, le terminal un peu plus loin, les montagnes en fond et je souffle, étreinte par l’angoisse. Ai-je le droit de faire une pause en aggravant le problème, un peu, à mon échelle de maman qui donne à ses enfants, une vie un peu trop douce, un peu trop bourgeoise, un peu trop polluante, en somme? Ai-je encore le droit de respirer?


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Le sens de la vie
 

Batailles choisies #484

En plein rush de la vie de famille, une pause: se retrouver en communion, dans un grand moment de tendresse et de tristesse, avec son enfant.  🍬


 

Je suis avec Milieu à l’anniversaire d’un de ses camarades de classe. 

Milieu, qui se faisait pourtant une joie de retrouver son ami B., ne me lâche pas d’une semelle. Il ne veut pas aller jouer tout seul, ne veut pas aller prendre du gâteau, ni se servir un jus de fruit, ni crown sans maman. Il regarde tout ce monde, impressionné, intimidé par le bruit, l’agitation, la foule, les inconnus. Il se serre contre mes jambes, me colle, cherche mes bras, s’accroche à ma main et refuse de laisser ne serait-ce qu’un mètre de distance entre lui et moi. 

Tout doit lui sembler étrange. Des semaines qu’on lui parle de l'anniversaire de son camarade B.!! Tous les jours ou presque, sa tête à la chronologie floue d’enfant de 4 ans, lui a fait nous demander si c’était bien aujourd’hui, c’est “aujourd'hui cet après midi ou demain cet après-midi, l’anniversaire de B.?” S’attendait-il à ça? S’attendait-il à un de ces anniversaires de l’opulence qui sont la norme, ici, au Chili? Voilà Milieu dans une maison qui ne lui est pas familière (les parents ont loué un centre de loisirs des environs), avec plein d’enfants plus grands (on fête aussi l’anniversaire de la sœur aînée), parmi lesquels il ne trouve pas son ami B. (papillonnant tout à l’excitation de sa fête). 

Milieu ne doit pas comprendre le sens de tout cela. Il ne doit pas voir le rapport entre l’anniversaire de B. et ce qu’il vit. Alors, certainement, il se raccroche à ce qui fait sens pour lui, ce qui est sûr, doux, bon: sa maman.

Au bout d’une quinzaine de minutes de gêne, il retrouve son camarade qui l’invite à jouer: c’est parti pour un beau moment! Les heures passent dans la joie jusqu’au moment tant attendu de la piñata - impossible d’y couper, désormais elle est de tous les anniversaires. 

Les enfants en petit groupe serré attendent impatiemment le lâcher de bonbons et se jettent sur les sucreries en riant et hurlant gaiement. On demande rapidement aux invités de B. de laisser la place pour la deuxième piñata, destinée aux amis de la grande sœur. Milieu, tenant contre lui son petit sachet rempli de bonbons, s’éloigne à reculons. Je regarde les aînés prendre position à leur tour, joyeusement, dans une agitation heureuse. 

Une deuxième piñata! Deux piñatas! C’est ça, le standard, maintenant?

Je passe en revue l’environnement de cet anniversaire pour un enfant de 4 ans: une ancienne maison de maître reconvertie en centre de loisirs; deux châteaux gonflables, dont un de cinq mètres de haut en forme de requin; des tablées de desserts et d’assiettes en carton, de sodas et de gobelets en plastiques; des dizaines d’invités; une mascotte du personnage de super-héros préféré loué pour avoir quelques photos réussies. Au Chili, les célébrations ont perdu toute mesure, toute simplicité. C’est juste trop. Rien ne va ici, rien n’a de sens, dans un monde qui nous crie qu’on a besoin de sobriété, de lien, de simplicité! Je suis soudainement étreinte par la tristesse, me sentant prise dans un système que je désapprouve mais dont j’ai de la peine à m’extraire. Une angoisse m’envahit, piqûre de l’absurde, perte de repères, où se mêle l’adieu à notre planète qu’on fait gobelet en plastique après gobelet en plastique.

La deuxième piñata est finie. Je m’aperçois que j’ai perdu Milieu de vue, que je ne le retrouve plus… ah si, là, derrière un bois de jambes de pantalon. Au milieu de ce trop, il reste quelque chose de sûr, de vrai, de bon: mon fils, que j’aime, et qui m’aime. Je l’appelle, il court vers moi tout heureux de m’avoir retrouvée et se jette dans mes bras. Je lui caresse les cheveux et le prends dans mes bras, en étreinte serrée, mon fils tout doux, mon fils tout chaud. 

Il existe bel et bien, le sens.


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