Trop
 

Batailles choisies #424

Le mot du jour est: trop. 🥣


 

Trop de bruit dans mes classes.

Trop chaud et pull de trop.

Trop de sacs à dos à porter de retour de l’école.

Trop de supplications, Maman, porter, Maman, porter, porter!

Trop de chaussures dans l’entrée.

Trop de céréales renversées pendant le goûter.

Trop de modalisateurs dans la bouche de l’ass mat, oui, ça va un peu mieux, Dernier, ce n’est pas encore acquis…

Trop de curiosité de mon petit bébé, pour les cailloux, un fruit pourri, un escargot, des feutres à goûter, mais non, mon chou, non.  

Trop de majorettes.

Trop de crayons de couleurs qui jonchent le sol.

Trop de cris d’enfants affamés.

Trop de riz par terre durant le dîner.

Trop de contorsions pour mettre la couche de Dernier.

Trop de papiers à faire qui me trottent dans la tête.

Tétée trop longue pour s’endormir.

Juste trop.


Je vis un de ces jours où mon vase est plein à ras bord, où chaque goutte risque de le faire déborder. Ce sont les gouttes quotidiennes, les bruyantes, les remuantes, les criantes, les chiantes, qui menacent de lui donner plus qu’il ne peut en contenir: j’en ai ras le bol, ras le vase, donc. Est-ce trop demander, un jour, d’avoir, plus souvent, non pas trop, mais assez?

Assez de calme.

Assez de temps pour cuisiner.

Assez d’amour à donner.

Assez d’espace pour penser.

Assez d’espace tout court, en fait.


Je vis en tant que mère dans un espace réduit, que mes enfants empiètent constamment, qu’ils traversent et écrasent, avec leurs demandes, avec leurs cris, avec leurs disputes. Les jours de trop, j’ai l’impression d’être dans un mauvais film d’aventures, coincée dans un temple à l’inca kitsch, dans une petite pièce dont les murs m’enferment et, pire, se rapprochent jusqu’à écrasement imminent - quel suspens! Je tente de toutes mes forces de les retenir, de les repousser, je crie, je hurle, quelqu’un va bien arriver pour me sauver, me sortir de là, non? Quel suspens!

  

Ce soir où tout était en trop, je ne me suis pas fâchée, je ne me suis pas énervée, je me suis juste recroquevillée sur l’espace minimal qu’il me reste quand tout est en trop, l’espace de l’heure qui avance, de l’espoir du temps qui passe jusqu’au coucher des enfants, jusqu’au silence qui s’en suit. Enfin, ce silence, ce moment pour repousser les murs! Sauf que… je n’ai pas assez d’énergie pour travailler, pas assez de temps avant le coucher, pas assez de courage pour faire des papiers.


Aller me coucher, donc, il est tôt mais j’ai l’impression qu’il est si tard. Je passe, comme tous les jours, la tête dans la chambre des enfants. Milieu, qui ne veut pas s’endormir tout seul, est couché dans son lit, tout près de Grand qui veut bien tenir la main de son petit frère jusqu’à l’arrivée de Morphée. Milieu, dans son pyjama rouge de voiture de course, respire profondément, couché tout droit, ses cheveux sombres en bataille couronnant son visage malin, même dans son sommeil. Grand dort à ses côtés, dans une position toute contorsionnée, jambes en croix et bras tordus, avec son air sérieux d’enfant réfléchi. Leurs poitrines montent et descendent, leurs poumons s’ouvrent et se ferment.


Mes enfants viennent d’ouvrir le passage secret pour sortir de la pièce aux murs qui se referment sur moi: dans leur sommeil, ils sont trop beaux.


Batailles en vrac⭣

Batailles rangées⭣

Toute-puissante
 

Batailles choisies #423

Tenter de mettre une chaussette à son enfant et se sentir impuissante. Enfourcher son vélo et se sentir puissante. 🚴‍♀️


 

En tant que mère, les jours où je me sens puissante sont rares. Ce matin ne déroge pas à la règle: mais enfin, mets un pull, si un pull, il fait froid le matin maintenant! Dernier, tiens-toi tranquille, je n’arrive pas à mettre tes chaussettes, mais quoi, arrêtez de vous disputer tout le temps, là, les grands, c’est insupportable! Les dents, les dents, allez vous laver les dents, écoutez-moi, enfin! Grand, non, je t’ai déjà dit qu’on n’a pas le temps de dessiner, écoute un peu! Milieu, stop les bêtises, là, ça suffit, non mais, jeter des chaussures dans l’escalier! Faites un peu ce que je vous dis, comprenez, enfin! Ils ne m’écoutent jamais, c’est pénible! Ils n’en font qu’à leur tête, j’en ai marre! Je ne peux rien en faire, de ces deux-là! J’essaie d’être douce et empathique et je finis comme une carpette à me faire marcher dessus! Allez ciao! 


Avec le claquement de la porte se loge dans ma tête ce que j’ai lu au saut du lit sur Twitter: si tu veux écrire, raconte un moment de ta vie où tu te sens puissante. Eh ben ce sera pas pour ce matin le roman du siècle, alors.


Avec le claquement de porte, mes matins prennent aujourd’hui une nouvelle direction: j’amène Dernier à sa nouvelle crèche, à vélo, tout près de la maison. Quelle chance! 

Je suis la première partie de la maison et le trafic est encore faible. L’air est vif, le vent frais nous fouette le visage. J’entends Dernier gazouiller dans mon dos, tellement plus intéressé par ce mode de transport que par la banale voiture qu’il prend d’habitude. On dévale la pente au bout de la rue, avec prudence, tout de même, cela fait des années que je n’ai pas fait de vélo, avant de bifurquer à gauche et de filer vers la piste cyclable qui m’amène directement à la crèche deux kilomètres plus bas. Qu’il est beau, le ciel bleu de la région centrale du Chili… qu’il est doux, cet automne qui commence et qui m’ouvre un bonheur inespéré après une rentrée riche en galères. C’est sûr que le changer de crèche avec pertes et fracas, au bout de quelques semaines, imposer au petit et à ses parents une nouvelle adaptation avec journées raccourcies, c’était un sacré numéro d’équilibre. Mais bon… c’est la bonne décision. Rien que pour le privilège d’y aller à vélo, c’est la bonne décision! 


C’est juste génial, cet air frais, ces arbres au feuillage magnifique qui nous font une haie d’honneur, les cris de joyeuse trompette de mon petit tout heureux de voir un tel défilé de stimulations, voitures, camions, odeur, fraîcheur. Mes pensées s’ouvrent avec la vitesse, avec l’air vif, avec le privilège d’un moment pour moi et, dans le sillage du “vwousch” des rayons, la roue libre s’arrête sur le tweet de ce matin: pour écrire, raconte un moment de ton enfance où tu t’es sentie puissante. 

Ah! Ça, c’est très différent!

L’air vif, la liberté de bouger, l’impression de comprendre, de connaître, d’apprendre tous les jours, c’est une période particulièrement heureuse, dans la Drôme, où j’allais en vélo au collège, où je passais à l’ombre d’arbres centenaires et en bordure d’un grand parc, qui me revient en mémoire. Je n’habitais pas loin de l’école, et je me sens encore pédaler comme une folle pour arriver à l’heure. Je me revois dans ce court trajet où j’avale le monde et la route avant de me retrouver, petite, discrète, timide, dans ma classe de 6e où j’ai souvenir d’être si impressionnée que je ne parle à personne, où j’ai peur de devoir prendre la parole, où je ne me sens pas capable de donner mon avis alors qu’en moi, ça bout, ça pense, ça s’énerve - mais ça n’ose pas faire entendre sa voix.


Le ciel bleu de l’automne, encore, toujours, après 6 ans ici, m’étonne, me surprend, me cueille au saut du lit. Je passe près des arrosages automatiques qui chantent et des oiseaux qui pépient et s’envolent à l’arrivée de notre équipée. J’y suis presque, la crèche est au bout de la rue, là-bas. Je ne suis plus cette petite fille qui veut se faire plus petite encore, non. Entre le vélo blanc de mon enfance et celui-ci, blanc aussi, il y a un monde. Je suis une femme qui approche de la quarantaine, qui se plaint, qui se sent fière d’avoir su dire stop, cette crèche ne va pas, tant pis pour ce que ça va nous coûter, cette galère, tant pis, je n’accepterai pas de laisser mon fils là-bas, avec ces incompétents, ciao à vous, mangez donc la poussière de mon vélo!


Au revoir mon bébé pleurant, tu t’habitueras, désolée, je dois repartir et me sentir puissante, passer sous les séquoias de mon enfance et sous les jacarandas de ma vie de mère.

Il faut que je me dépêche, mais tout de même profiter de ce cadeau d’un bout de plein air avant d’entrer dans ma classe, pédaler fort, pédaler dur, ah oui ça monte jusqu’au travail, mais peu importe, grand bien me fasse d’être autant toute-puissante que toute transpirante!


Batailles en vrac⭣

Batailles rangées⭣

Heloise Simonvélo, crèche