C’est mon troisième
 

Batailles choisies #498

Quand c’est notre troisième enfant, on passe souvent pour une mauvaise mère. 😶


 

Deux bons mots de stand-ups américains que j’aime beaucoup me reviennent souvent en mémoire quand je pense à mon troisième garçon: “Un troisième enfant, c’est comme un chat, tu lui laisses de la nourriture et de l’eau, et il s’élève tout seul” de Stephen Colbert. Et un de Seth Meyers, à propos des parents de trois enfants ou plus (lui-même n’en a que deux à l’époque, et en a trois désormais) disant: “avec ma femme, on aime voir des parents de trois enfants ou plus parce que les parents d’un seul enfant sont trop stressés, ceux de deux, avec les deux nôtres ça fait trop de bazar, alors que les parents de trois enfants ou plus, ils ne se lèvent que s’ils entendent un bruit d’armoire normande qui s’écrase sur le sol, sinon ils se contentent d’un “vous en faites pas, ce sont juste des enfants””. Je pense souvent à ces bons mots dans lesquels je me retrouve complètement. Je ne peux plus avoir constamment à l'œil mon Dernier, qui est de fait très indépendant et même sans-peur. Je lui cours après en évitant les dangers vitaux mais les autres, ben, je ne lui évite pas grand chose. La conséquence, en bien et en mal, c’est que je console les bobos de mon air à la fois lasse, sûre de moi et sûre qu’il ne s’agit de rien de grave pendant qu’autour de moi, on s’inquiète et on arbore des airs tragiques.


Il faut dire que les Chiliens sont très préoccupés par les enfants, très protecteurs et souvent aussi angoissés qu’exagérateurs. Souvent donc, mon flegme, mon calme, passent pour de l’indifférence au mieux, de l’inconscience, ou de la négligence criminelle au pire, alors que moi, je sais juste qu’il ne faut pas se mettre martel en tête: ce sont juste des enfants! Des exemples de l’impression qu’on me reproche de ne pas prendre au sérieux les bobos de mes gosses, j’en ai à la pelle: de l’urgentiste qui me trouve bien calme alors que je suis avec mon bébé qui s’est probablement fêlé le poignet suite à une chute; à de gentilles dames qui, mains sur la bouche en geste d’horreur, veulent savoir si mon bébé va bien alors qu’il s’est juste boîté comme il se doit; à mon beau-frère, qui n’a qu’une fille qu’il surveille comme si elle était faite de verre. Il y a quelques jours, il m’a dit, mi-plaisant, mi-réprobateur, alors que sa petite était tombée (mais normalement, hein, rien de même notable) en marchant à mes côtés: “elle a échappé à ta vigilance, je vois”. C’est juste que, cher beau-frère, la définition de la vigilance n’est pas la même pour ta petite et pour mon dernier-né. Pour mon fils, si je sais à peu près où il est et que je l’entends, c’est bon!


Ultime exemple de cette sollicitude qui me fait passer pour une mauvaise mère ce matin. Dernier et moi sommes dans une librairie. Mon petit est tout mignon et me laisse le temps de feuilleter et de choisir deux livres. Il regarde un gros imagier pour bébé, tranquillement assis sur le sol avant de suivre durant de longues minutes un employé qui range des livres du haut d’une fascinante échelle. Alors que je suis en train de payer à la caisse, je vois Dernier se précipiter vers quelque chose qu’il a vu à l’extérieur, le cri haut, le visage heureux, la course rapide quoique maladroite. Sauf que Dernier, comme dans les meilleurs sketchs des Myton-Python, n’a pas compris qu’il y a une porte vitrée entre lui et l’objet de son intérêt et boum: il fonce dedans, s’y emplâtre et tombe en arrière. Le pauvre chou. Une bosse devant due à la vitre, une derrière due à la renverse. Bien sûr, je le console, le câline, lui dis “mon pauvre bébé, il y avait une vitre”, tout en finissant de payer et en attendant que la dame termine les papiers-cadeau. Dernier est en train de sécher ses larmes quand un vigile, d’une cinquantaine d’années, grand et costaud, qui devait faire sa ronde devant la librairie, entre l’air inquiet et me demande comment va mon bébé.

Avec des inconnus, je ne sais pas comment répondre et entre ma timidité, ma voix sèche de française un peu dure, je dois passer pour la pire des insensibles.

- Euh, oui, ça va. Il s’est fait un peu mal. Il est un peu rouge, là, dis-je en montrant son front.

- Oui, il est rouge, très rouge.

- Oui, le pauvre.

Une longue seconde pleine de jugement passe.

- Je peux faire quelque chose pour vous?

- Euh… non, ça va, merci. Plus de peur que de mal.

Une autre seconde avec autant de jugement, en plus sévère, passe.

- N’hésitez pas parce que je peux vous aider à l’amener à la Clinique.

En moi-même je me dis: “À la clinique pour une bosse? Non mais faut pas exagérer…”

L’air douloureux du vigile me fait plus de peine que Dernier. Je dois donc ressortir ma technique spéciale Chiliens pour ne pas passer pour Cruella et lui dire que je vais vite rentrer à la maison lui faire un câlin, tout en pensant en moi-même “non, mais c’est mon troisième, ça va”.


Batailles en vrac⭣

Batailles rangées⭣

Les secondes, les minutes, les heures, les jours
 

Batailles choisies #497

Que fait-on d’une journée à s’occuper d’un bébé? Rien: on égrène le temps en attendant qu’il passe. ⌚️


 

6h43. Bonjour Dernier, tout heureux, assis sur son séant, à me regarder avec un grand sourire qui veut manger la vie et des yeux qui me demandent ce qu’on va faire aujourd’hui! Alors aujourd’hui, mon chéri, ben écoute, justement… on va… on va… passer le temps. On a six heures à occuper jusqu’à ta sieste qui j’espère, je souhaite, je supplie, devrait durer deux heures. Et puis de 15 heures à 20 heures, ça fait 5 heures. Au total, on a 11 heures, peu ou prou, toi et moi, à occuper aujourd’hui.


Je suis seule à la maison pendant quatre jours avec Dernier. Mari télétravaille depuis chez sa mère, qui s’occupe de Milieu et Grand, en vacances. 


On a donc, mon Dernier, 11 heures par jour X 4 jours à occuper, ainsi que trois nuits dont j’espère, je souhaite, je supplie, qu’elles ne seront pas trop mauvaises.


6h43: top départ du marathon de la tortue.


5 minutes à préparer le petit-déjeuner avec Dernier dans les bras, un café dans une main, une assiette dans l’autre, saute la tartine, tiens mon chou, ne t’impatiente pas, je vais te trouver du pain, oui, du pain…

6 minutes à manger avec application avant de signifier impatiemment qu’on veut descendre de sa chaise en tapant des pieds. 

3 minutes de jeux tranquilles avec des majorettes d’abord avant que Dernier ne décide qu’être tout seul trois longues minutes c’est trop long.

4 minutes à revenir à table, le temps que je finisse mon café pendant que Dernier mange encore un petit quelque chose et ne s’ennuie de nouveau.

3 minutes à commencer à vider le lave-vaisselle avant d’être interrompue.

2 minutes à tenter de faire ranger les spatules dans le tiroir à sa hauteur avant que non, Dernier voulant surtout ouvrir le placard avec les bocaux en verre, je décide qu’on passe à autre chose… de la musique, un peu de musique, mon choupi?

4 X 4 minutes de chanson, une chanson d’enfant en espagnol que Dernier adore, où on mime des éléphants, des crocodiles, des lions et des singes.

5 longues minutes à essayer de lui faire oublier le vélo qu’il a vu par la fenêtre, parce que c’est encore un peu tôt et qu’il fait encore un peu froid. 

9 minutes à lui changer la couche, sortir les lingettes, assembler rapidement une couche lavable, se rendre compte que le pantalon est mouillé, aller chercher dans le sac de la crèche à l’entrée des vêtements, râler qu’il n’y a plus de pantalons, monter en chercher un, se faire faire pipi dessus, oh non, éponger, essuyer, redescendre, habiller Dernier, remonter m’habiller et échouer sur le canapé, épuisée, sauf qu’entends-je? Qu’est-ce qu’il bricole dans la cuisine…  

3 minutes à retenter de revider le lave-vaisselle, 2 minutes à réussir, 1 à calmer les cris parce qu’on a fermement refermé la boîte de pandore dans laquelle Dernier voulait grimper… 

Coup d'œil à l’horloge du micro-ondes: quoi? 7h39? C’est tout? Mais comment va-t-on arriver jusqu’à 20 heures ce soir? Et avant ça, ne serait-ce que jusqu’à 13 heures?


7 minutes à empiler des saladiers en plastique puis 3 à taper dedans avec des cuillères.

16 minutes à lire un livre à tirettes offert par Mamie avec une pause de 3 et 2 minutes à feuilleter des albums photos.

7 minutes à le changer, encore, à enlever des vêtements souillés, encore.

Bon, le jardin est ensoleillé, là, non?  

22 minutes, 22 délicieuses, longues, minutes, à jouer seul dans le jardin avec des cailloux.

4 minutes à changer pour la troisième fois Dernier - l’herbe était encore un peu mouillée et mon fils a trouvé un pot à plante sans plante mais plein d’eau.

5 minutes à essayer de faire une lessive, Dernier dans les bras, Dernier dans la loggia, Dernier devant le sèche-linge qui appuie sur tous les boutons, Dernier à pleurer sur le sol parce qu’il n’a pas le droit de toucher à tous les boutons du sèche-linge.


8h46. Bon. L’heure du goûter du matin, non? Entre l’épluchage, le découpage, le nourrissage et le râlage, le nettoyage, le change, une bonne demi-heure passe et il est grand temps de sortir dans la rue.   

 

47 minutes à balader dans le quartier, dont 6 à suivre le camion-poubelle, 9 à suivre un camion-balayeur, 20 à faire de la balançoire, 4 à essayer de l’empêcher de mettre ses mains dans de la boue fraîche, 8 à échouer à le retenir de sauter dans des flaques. 

4 minutes à essayer de le calmer parce qu’il commence à s’agiter et pleurer, parce qu’il commence certainement à avoir faim, oui, et sommeil, mais il faut tenir encore un tout petit peu pour ne pas faire cataclysmer ses horaires et nos journées, à le maintenir dans les bras alors qu’il se débat, me griffe, me donne des coups de pieds, oui, mon petit, non, on ne tape pas, on rentre à la maison, alors.

3 minutes à le regarder se traîner sur le sol en pleurant, à chercher en moi de la patience, de la patience, courage, tu peux trouver de la patience, parce que la journée est encore longue.

3 minutes à faire le jeu du “coucou c’est qui? C’est Maman qui est cachée derrière ses cheveux”.

6 minutes à essayer de le faire monter sur le vélo puis 14 à en faire dans la rue avant que ses paupières lourdes ne me fassent rentrer dare-dare.

14 minutes à le regarder toucher à tout, s’amuser et se salir, ce qui est la même chose, dans le jardin, 14 minutes à abandonner d’y pouvoir quelque chose. 


11h17… Allez, plus qu’une demi-heure, je ne sais où elle passe, un peu dans la loggia, un peu dans le canapé, un peu dans la salle de bains, ouf, c’est l’heure décente pour déjeuner. 


11 minutes pour déjeuner, 13 pour ranger et nettoyer.

7 minutes pour encore changer Dernier, plein de brocolis, d’oeufs, de riz.

14 minutes pour l’endormir et le détacher du sein. 


2h01 minutes à moi… Merveilleuses minutes, douces, miennes, qui déjà…

… sont

… passées?


L’après-midi va toujours plus vite: la tétée après le réveil, la sortie en vélo, les jeux sur les places depuis la fin de la piste cyclable jusqu’à la maison, ne sont pas sans frustration ni temps morts, bien sûr, mais sous peu, puisque les jours sont plus longs et que le printemps est déjà là, il est 18h37 et nous venons à peine de rentrer à la maison. 


Les dernières deux heures s’étirent en revanche avec méchanceté, entre chansons, danses, dîner, beaucoup de rangement, trop peu de patience et mon ras-le-bol qui, à la fin de cette longue journée, me fait demander à genoux que bientôt, bientôt, Dernier dorme.


20h32. Ça y est. Il dort. La journée est finie.  


Temps passé aujourd’hui: 13 heures et 27 minutes.

Température ressentie: éternité.


Le temps avec un jeune enfant est une étrange guimauve: on s’ennuie terriblement pendant une poignée de minutes alors que des heures passent à la vitesse d’une course de formule-1. Déjà, la journée est terminée? Et je n’ai rien eu le temps de faire! Ou si, quand même, j’ai réussi à faire plein de petites choses, dont le minimum de rangement. Il me reste tout au plus 60 minutes à moi, qui vont partir vite, en douche, en quelques mots alignés sur l’ordinateur, en fatigue, fatigue, fatigue… Vite, dormir, parce que demain, demain… 


Demain? Il faudra renquiller sur l’éternité.


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Heloise SimonDernier, temps, ennui