Ego
 

Batailles choisies #516

Une photo d’identité, méchante preuve qu’on est une maman fatiguée de trois enfants. 🙅🏻‍♀️


 

Je renouvelle ma carte d’identité. 

- Regardez la caméra devant vous, tenez-vous droite sans toucher le dossier de la chaise et… on y va! Voilà. Elle vous plaît, la photo?


Au Chili, on fait les choses un peu différemment pour les cartes d’identité, à renouveler tous les cinq ans. C’est lors du rendez-vous que sont prises les empreintes digitales et la photo, qu’on n’amène pas soi-même mais qui est immortalisée par une officière d’état civil lasse d’un métier d’accueil répétitif, dans le hall blafard d’une mairie éloignée. La photo apparaît, sur un écran à côté du plexiglas de pandémique, à côté de la photo de l’ancienne carte d’identité.

- Elle vous plaît? me répète la voix fatiguée.


Oh non!

Elle ne me plaît pas du tout. C’est la deuxième photo. C’est la deuxième photo horrible. C’est la deuxième photo pour laquelle je me dis “je peux pas ressembler officiellement à ça pendant les 5 prochaines années!”. J’ai quelques mèches de cheveux blancs. Le reste de mes cheveux tombe autour d’un visage légèrement bouffi et plutôt terne. Mon regard a perdu de sa lumière. 


C’est moi ça?


Oh, non… elle ne me plaît pas du tout, cette photo! Surtout que la précédente, datant d’il y a cinq ans pour ma dernière carte d’identité, fabrique avec la nouvelle un bien cruel diptyque: à gauche, j’avais une petite trentaine, je n’avais qu’un enfant, j’avais de longs cheveux et portais des boucles d’oreille élégantes. À droite, j’approche dangereusement des quarante ans, mes bijoux comme mes nuits complètes ne sont plus qu’un lointain souvenir et j’ai trois enfants, ce qui, sur cette photo, se voit beaucoup. Vraiment beaucoup. 


C’est moi, ça?

Quoi? Je ressemble à ça? C’est moi, ça?

Moi? Cette quarantenaire avec trop de cheveux blancs, une tignasse en forme de serpillère, un regard lointain qui demande l’indulgence, un teint de malade et un regard éteint?

C’est moi?



Ma déception est d'autant plus cruelle que j’avais fait un effort d’habillement et de coiffure en prévision de mon rendez-vous: je suis joliment habillée, avec un petit haut couleur crème, j’ai les cheveux propres et coiffés correctement. Et malgré tout, je ressemble à ça? Je passe de déçue à furieuse en quelques minutes, en maudissant cette pièce aux murs blancs, ces néons blancs aveuglants qu’on allume pour mieux voir la tête de la personne venue faire sa demarche administrative, cet écran blanc qui affiche son jugement dernier: une tête blanche et trop de cheveux blancs.


J’essaie de m’attirer les bonnes grâces de la dame peu gracieuse et lui demande, en raison de mes trois enfants, une autre photo. 

- Si vous voulez mais la troisième sera forcément la dernière: on n’a droit qu’à trois essais, chacun efface le précédent. On fait une troisième, Simone? 


Les Chiliens ont beaucoup de mal avec mon nom: ils n’arrivent pas à prononcer mon prénom, qu’ils confondent généralement avec le prénom masculin qu’il est ici, ils ne comprennent pas pourquoi je n’ai qu’un nom de famille puisqu’ici ils en ont deux. Je ne relève donc même pas qu’on m’appelle Simone. La question est de savoir si Simone prendra le risque de l’ultimatum d’une dernière photo qui pourrait être pire que les précédentes ou si elle acceptera d’être cette Simone-là. La fatigue et les enfants vous enlèvent le goût du risque et du jeu, vous apprennent la résignation et le haussement d’épaules existentiel. 


Non, tant pis, pas de troisième photo. 

Oui, oui, c’est bien moi, la Simone qui a été réveillée à 04h44 ce matin et ne s’est pas rendormie,

la Simone qui n’a pas dormi une nuit complète depuis quasiment 7 ans,

la Simone dont les cernes pourraient faire rougir la salle blafarde de la mairie,

la Simone qui a beau s’habiller correctement, ne ressemble à rien d’autre qu’à une Simone. 


C’est bien moi, donc.

Il faudra que j’accepte

Que je fasse taire ma voix vexée, mon image abîmée, que cette tête, c’est moi, moi et re-moi


C’est le jeu, Simone.


Batailles en vrac⭣

Batailles rangées⭣

Heloise Simonphoto, soi
À consommer avec modération
 

Batailles choisies #515

Mes enfants et les écrans: tentative de confession, de rationalisation, de réconciliation et de déculpabilisation. 📺


 

J’aimerais que mes enfants ne regardent jamais la télé. J’aimerais que les après-midis de week-end, lorsque Dernier dort, Milieu, Grand et moi fassions de la pâte à sel, de la peinture, des jeux de société et des parties endiablées de cache-cache. J’aimerais avoir cette envie, ce courage, cette énergie. Pourtant, dès que Dernier dort, c’est télé. Parfois, certains soirs où je suis débordée, où j’essaie de suivre une réunion, c’est aussi télé. Malgré mes principes, malgré mes efforts, planter mes enfants devant la télé pour pouvoir travailler ou simplement souffler est donc un acte trop fréquent pour que je puisse vraiment dire, comme j’en rêve, que mes enfants ne regardent pas la télé et que je sois tenue de dire, plutôt: j’essaie de limiter au mieux, contrôler au pire, leur temps d’écran. Malgré les quelques réussites à mon actif sur cette matière particulièrement instable, j’ai le succès en demi-teinte et l’impression d’échec toujours prête à bondir de ses herbes hautes. 


Dernièrement, une vidéo tournait sur les réseaux sociaux qui a décidé le tigre à sauter sur ma tranquillité d’esprit. On y voyait une médecin, sur un ton d’urgence et d’inquiétude, donner une série de faits alarmants et de recommandations ad hoc pour sauver nos enfants des dégâts irréparables que nous provoquons, épisode après épisode de Pat’Patrouille, notamment:

  

Pas de télé avant 5 ans : raté. Grand et Milieu ont regardé des vidéos dès 2 ans, merci confinement.

Pas plus d’une heure à la fois: raté. Ils regardent des films, certains jours (mauvais pour moi, bons pour eux), ils en enchaînent deux.

Toujours regarder la télé avec ses enfants et échanger avec eux: raté. Non, je ne regarde pas Justin Time pour leur expliquer les Incas ni Planes pour parler de portance. Je suis heureuse de ne pas les entendre ni les voir pendant deux heures. Ils regardent dans une pièce où je ne suis pas et je souffle d’exaspération s’ils viennent, malgré les couleurs hypnotiques, me déranger.


Que les choses soient claires: je partage un certain nombre de réflexions de cette professionnelle de santé. Non, les enfants n’apprennent rien à regarder Les Octonautes, oui, l’exposition aux écrans est néfaste. Oui, ils seront toujours plus heureux en faisant de la cuisine ou de la peinture qu’en regardant des vidéos sur les animaux. Oui, je suis satisfaite de mon travail de mère quand j’arrive à tenir à mes principes: pas de télé les jours d’école, le vidéoprojecteur et jamais les téléphones, des films ou séries pas trop bêtes et pas des vidéos défilant sur Youtube. Alors comment me sortir de ma culpabilisation facile?


Une phrase dite dans cette vidéo me tourne en tête et me pousse sur la pente de la réconciliation: “Les enfants ont besoin d’un temps de qualité avec leurs parents”. Un temps de qualité, oui, c’est ça. 

D’abord, il n’y a pas de temps de qualité avec leur maman si celle-ci n’a jamais de temps de qualité avec elle-même. Alors si La Belle et la Bête qui tourne dans la pièce d’à-côté permet à Maman de rester humaine, très bien: la balance des temps de qualité, celui de Maman et celui des enfants, est à l’équilibre

Ensuite, je me dis qu’il existe effectivement un réel problème lorsque les écrans remplacent systématiquement un temps de qualité avec les parents. Parce qu’un temps de qualité avec ses parents, ce n’est pas seulement construire des Lego et cuisiner une quiche, c’est aussi se chamailler, ne pas être d’accord. Les disputes avec ses enfants sont des temps de qualité: ce sont des temps où les enfants ont une interaction riche avec leurs parents, où ils apprennent, les limites, les interdits, les ras-le-bol, les forces et les faiblesses, l’humanité, enfin, de leurs parents. Et si, dès qu’un problème surgit, dès qu’une demande qui ennuie, qui irrite, qui fatigue, explose au visage des parents, les écrans sont la solution pour éviter de grandir en tant qu’enfant et de grandir en tant que parent, alors, c’est vrai que les écrans remplacent le temps de qualité. C’est là, me semble-t-il, que l’exposition aux écrans est néfaste. Tous les soirs, quand on rentre de l’école avec les enfants, quand je m’épuise, m’énerve, souris parfois aussi, à arriver jusqu’à l’heure où les enfants sont douchés, couchés, mouchés, je leur donne le meilleur de moi-même - meilleur qui, souvent, n’est pas bien bon. Parfois, quand je me suis trop autorisée à me remplacer par un épisode de chiens détectives, quand j’ai dépassé mon temps accordé pour souffler, car je le sens, ma culpabilité revient, avec raison. Bon, ça suffit la télé, les enfants. Il faut retrouver sa meilleure maman possible. 


Est-ce que je dessine les limites à ne pas dépasser juste autour de mes enfants pour être certaine de rester dans le bon camp et ne pas me sentir mal? Peut-être. 

Mais au-delà des discours alarmistes et des culpabilisations en cascade, c’est sans doute autour de la notion d’un “temps de qualité” que chaque parent peut trouver un peu de paix - ou l’autorisation de mettre encore un épisode de Pat’ Patrouille.


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