Lego
 

Batailles choisies #558

Que trouve-t-on au fond d’une caisse de Lego? Des petites pièces qui font mal aux pieds et chaud au cœur. 🪩


 

Chez Belle-Maman, la collection de Lego est belle. La grand-mère chilienne de mes garçons a gardé tous les Lego de l’enfance de Mari, Lego qui étaient ramenés au pays par son père, lorsqu’il faisait des voyages aux Etats-Unis, Lego qui, donc, dans les années 90, étaient des raretés, des cadeaux précieux, enviés par les amis du quartier. De tels trésors ont par conséquent été soigneusement conservés, ainsi que les manuels de montage, pendant presque trois décennies, dans des boîtes étiquetées avec rigueur, Lego n’attendant que mes fils pour être ramenés à la vie joyeuse. Mes fils, surtout Milieu et Dernier, s’intéressent effectivement à ces merveilles. La collection s’est même agrandie de nos propres contributions. Les choix sont multiples et plus attrayants les uns que les autres: un bateau pirate, des voitures de police, des motos, des camions, une rampe de lancement de fusée, des stations essence, une île déserte, tous ces possibles se mélangeant dans les grandes boîtes, pour qui aura le courage de remonter précisément, ou pour qui aura l’imagination d’en faire autre chose.


Bien sûr, Lego ne veut pas dire jeu calme. Milieu a ses Lego favoris qu’il éloigne jalousement de son Godzilla de petit frère. Je dois trouver des parades pour intéresser Dernier, têtu et décidé, à d’autres pièces. Milieu s’accroche gollumement à une moto et un camion? Qu’à cela ne tienne, je vais faire un bolide rien que pour toi, mon petit! J’attrape quelques pièces pour monter vite fait un Lego dont la paresse ferait pâlir d’effroi mon mari: quatre roues, un volant, une longue pièce de 2X10, un pare-choc avant encore monté de je ne sais quelle voiture et de je ne sais quelle époque, une manivelle et…

Ta dam!


Tiens, Dernier, regarde: je mets comme ça, l’un à côté de l’autre des bonshommes sur une longue pièce et…

Bus!

Oui, oui, exactement, c’est un bus.

Bus! crie de nouveau Dernier, fou de joie face à cette pièce de haute ingénierie dont il se saisit immédiatement pour faire des vroums vroums avec sa bouche. 


Je souris de le voir satisfait, et souris davantage encore du bus que je lui ai fabriqué, et souris encore plus de ses passagers: parce que les bonshommes et bonnes femmes Lego sont issus de sets divers, certains sont des pirates, d’autres des motards, d’autres encore des pilotes de courses, des policiers, des bandits, des ouvriers, des mécaniciens, des scientifiques. Alors, bien évidemment, pressée par le temps pour fabriquer un Lego à mon Godzilla de Dernier, j’ai attrapé n’importe quelle tête, n’importe quelle coiffe, n’importe quel haut et n’importe quel bas, et comme dans un jeu de bandit manchot, j’ai fabriqué des passagers de bus hauts en couleur.


Chapeau de corsaire, visage de motard et tenue de cosmonaute pour le premier; casque de moto, visage de femme journaliste, haut à rayures de prisonnier, pantalon sérieux pour le deuxième; mon  troisième porte un chapeau pirate sur un visage d’exploratrice tout sourire, haut de chef cuisinier et combinaison de pompier en bas; mon quatrième et mon cinquième poursuivent cet amusant jeu de qui suis-je, coiffure blonde, visage à barbe, veste de costume et pantalon militaire ou képi bleu, bouche pincée, robe de soirée avec rivière de perles et jean. Ainsi alignés, bien en file, les visages souriants tournés tous du même côté, ils ont un petit côté Village People.


En même temps… mes enfants sont heureux et je ris intérieurement, alors c’est bien vrai qu’on s’amuse au YMCA. 


Batailles en vrac⭣

Batailles rangées⭣

Heloise Simonjeux, rire
Bagages
 

Batailles choisies #557

Nous portons tous des bagages. Parfois, sur le vélo, dans une montée difficile, ils sont particulièrement lourds. 🛅


 

La matinée, pourtant, a été belle. Seule avec mon aîné pour le week-end, nous avons profité du rythme plus cool qu’offre, si rarement, ce tête-à-tête pour traîner au lit à lire des livres, aller faire un tour de vélo, pousser jusqu’à la ferme acheter nos légumes pour la semaine avant de nous offrir un petit plaisir: un petit-déjeuner dans un café du quartier.


Les enfants, jusque vers 3 ou 4 ans, ne sont que des potentiels, des êtres en puissance: ils pourraient être bons à ci ou ça, ils aiment à peu près tout, essaient, en général, sans se poser trop de questions ni ressentir de honte. Puis, au fur et à mesure qu’ils grandissent, ils se définissent - et donc se figent: ils n’ont pas d’habileté pour le sport, ou dansent comme des poireaux. Ils n’aiment pas particulièrement les Lego, n’ouvrent jamais un livre, veulent tout le temps cuisiner ou jamais. Bref: ils développent une personnalité, avec des goûts, avec des qualités et des défauts.

C’est ce que je me dis quand je vois mon aîné se battre maladroitement avec une tranche de pain sur laquelle il essayait de mettre un morceau d'œuf au plat, perdre patience avant de geindre un “maman, j’y arrive pas, c’est impossible” et attendre bras ballants que je résolve son problème. Vraiment, mon aîné n’est pas bien dégourdi! Il est empoté, ne sait rien faire tout seul, attend qu’on fasse à sa place. Parfois, je laisse couler, d’autres ça me hérisse, d’autant que je me sens en partie responsable de ce défaut: sans doute oui, lui ai-je trop prémâché le travail, lui ai-je résolu ses problèmes au lieu de le laisser les résoudre seul, sans doute, oui. Et c’est un défaut, un manque, qu’il devra porter dorénavant, un bagage dont, peut-être, il ne pourra se délester qu’en grandissant, en vieillissant. Cette valise, et même si c’est un peu moi qui la lui ai remplie, ce n’est plus à moi de la porter. Bon… je ne vais pas me gâcher ce moment si agréable, si rare, en battant ma coulpe. Oublie l'œuf maladroit, profite plutôt du petit-déjeuner. Et maintenant, il faut qu’on rentre: allez, mon Grand, on saute sur nos vélos! 


Le retour, depuis le café jusqu’à la maison, est tout en montée. Les dernières fois qu’on l’a empruntée, Grand m’a impressionnée, à pédaler sans broncher, sans se fatiguer, sans se départir de sa bonne humeur. Profitons, alors, mon chéri, d’une belle matinée, des rayons du soleils qui percent les nuages de l’automne, de l’air frais, du ronronnement des voitures, de la perspective d’une journée toute douce, toute tranquille, sans dispute. On roule sereinement. À mi-chemin, en dépassant Grand, qui semble un peu fatigué, je lui lance un “allez mon chéri” enthousiaste, “à la maison, on pourra faire un jeu!” À l’intersection suivante, je l’attends… mais il ne vient pas. Je me dis qu’il a certainement dû s’arrêter pour souffler un peu. J’attends encore. Il ne vient toujours pas. Une dame qui passe près de moi me demande si c’est mon fils, là-bas, tout seul, qu’elle a croisé. Je distingue encore la silhouette de son vélo, il doit donc être là-bas. J’attends encore, puis je finis par faire demi-tour et parcourir, en sens inverse, les quelques dizaines de mètres qui nous séparent de l’endroit où je l’ai doublé, où je le retrouve assis sur un banc, à côté de son vélo.


- Eh ben, mon Grand, qu’est-ce qui t’arrive? dis-je d’un sourire étonné.

- Je n’avance plus.

- Hein?

- Je n’avancerai plus. Je ne ferai plus un seul pas. Je ne bouge plus, voilà.

- Mais, Grand, qu’est-ce que tu as?

- Je suis trop fatigué. Je ne bouge plus. Voilà.

- Mais Grand, il faut bien qu’on rentre à la maison! On n’est qu’à mi-chemin et…

- Non. Je ne rentrerai pas.

- Mais…


J'enchaîne les “mais”, mais je ne peux pas te laisser seul ici, mais on passait un si bon moment, mais j’ai le linge à plier à la maison, mais on ne va pas rester ici - sans résultat. De désarçonnée, je passe rapidement à décomposée: je n’arrive pas à l’atteindre, le bougre d’âne de tête de mule. Je me refuse à me mettre à crier et cherche en moi des solutions pédagogiques… qui me glissent entre les doigts. Je me sens complètement impuissante, piétinée, humiliée même, parce qu’au fond, comme je ne peux pas le planter là, je dois attendre qu’il daigne nous sortir de ce mauvais pas. Dans ma tête, je maudis la modernité parentale et regrette le temps où il était acceptable de mettre une gifle à un mouffetard récalcitrant… Surtout que je me sens giflée: nous qui passions une si belle matinée! Je veux qu’il y ait une suite, tangible, à ça. Pas une punition, mais une suite: que Grand se dise, ben oui, comme il nous a retardé avec son mauvais caractère, alors on n’a pas pu faire telle ou telle chose. Je ravale donc ma colère et me dis que voilà: je lui avais promis de jouer à un jeu de société avec lui, mais comme il me fait perdre une demi-heure, je vais devoir plier le linge, préparer le repas et pas de chance, pas de temps pour le jeu. Je ne sais pas si c’est une réponse qui va servir à quelque chose, mais je m’y accroche: il m’aura fait un plan pourri ici, il m’aura mise à ses pieds, mais il en subira les conséquences - au moins une, même petite, même minime.


Grand et moi avons, là, un passif: des plans comme ça, où il se bloque, il m’en a déjà fait un certain nombre. Et s’il y a bien une chose qui me fait peur, c’est que mon aîné devienne un gros égoïste qui attend qu’on s’arrange autour de lui. Sa gaucherie de tout à l’heure au petit-déjeuner a réveillé ce que je n’aime pas chez mon fils. Ce sale caractère, cette façon de bloquer tout le monde de sa mauvaise humeur, je ne supporte pas. Et moi, qui, en tant que prof d’un établissement favorisé, en vois toute la journée, des petits péteux, j’ai cette peur d’avoir un gamin inflexible et insupportable, que je traîne comme un bagage.


On finit par repartir. Grand, pour signifier qu’il est toujours fâché, pousse son vélo sur la piste un peu plus loin, restant suffisamment derrière moi pour que je ne puisse pas lui adresser la parole et suffisamment près pour que je voie qu’il me fait la tronche. De temps en temps, il remonte sur son vélo, puis redescend pour ralentir l’allure. En lui-même, il doit penser mille choses incohérentes et têtues de pourquoi il doit faire du vélo alors qu’on pourrait y aller en voiture, que c’est loin et ça fatigue trop de pédaler dans la montée, elle va voir ce qu’elle va voir, Maman. En moi-même, je pense mille choses incohérentes sur mon gamin et sur ce qui l’attend à la maison, des stratégies éducatives diverses pour que sa mauvaise tête connaisse des conséquences, il va voir ce qu’il va voir, Grand. 


Et c’est ainsi qu’on monte, tout doucement, lestés par nos visages lourds de colère, par nos têtes pleines d’invectives, et par nos bagages.


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