Le suppôt du bordel

 

Batailles choisies #215

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Bisou à mon mari et à tous les maris qui ne rangent pas leurs affaires. À tous les maris donc. #allmen (semaine du bordel, 2e article) ☝️


 

L’ennemi intérieur n’a aucune discrétion. Chez moi, on peut le suivre à la trace. Il ferait un fugitif d’une nullité confondante, tant on sait qu’il est passé ici, là ou encore là-bas.

Mon ennemi personnel, c’est celui qui laisse traîner un peu partout ses affaires.

Qui pose clés, papiers, masques, sacs, de la plus insignifiante vis au dossier marqué “très important”, n’importe où dans la maison.

Qui pose sur la première surface à sa portée ce qu’il a en main.

Qui oublie où il a posé la facture - tu l’aurais pas vue, toi, chérie?

Qui la cherche partout ensuite.

Qui m’oblige, le plus souvent, à ranger derrière lui - il va jamais la retrouver, sa facture, là. 

Qui? 

Mon mari, bien sûr.

Le suppôt du bordel.

Son employé du mois.

Un très gros problème




Aujourd’hui, nous avons un gros problème. Un très gros problème.

Je ne trouve pas ma carte d’identité. Je l’ai cherchée partout. 

En retraçant son parcours, je me rappelle que je l’ai donnée à Monsieur avec d’autres papiers le jour où il est allé inscrire notre dernier-né à l’ambassade, il y a quelques semaines.

-Chéri, tu sais où est ma carte d’identité?

-Ah non. 




D’abord dépitée puis en colère contre moi-même, me dis pas que je vais devoir en refaire une, j’ai pas que ça à faire, je me recentre, me reconcentre: je ne peux pas l’avoir perdue. J’ai cherché dans tous les endroits logiques! Non, je ne l’ai pas perdue.

Ce n’est pas moi. 

Le sourcil soupçonneux, je retourne voir mon mari.

-Tu es sûr que tu l’as pas laissée dans ton bureau, ou ton portefeuille?

-Oui, s’impatiente-t-il, je suis sûr.




Je refais le tour des mêmes tiroirs, des mêmes dossiers, des mêmes coins où on met les choses importantes, mais ma recherche se fait sans conviction. Ou plutôt, si: elle se fait avec une conviction qui redouble. Ma pensée, ma colère, ma certitude se rejoignent en faisceau. 

Je ne peux pas l’avoir égarée. Pas possible, ça ne me ressemble pas. 

Ça lui ressemble, à lui. C’est lui, lui et sa manie de ne jamais remettre les choses à leur place.




Quinze ans de vie commune. Quinze ans d’amour à détester sa manie de ne jamais ranger les petits trucs qu’il laisse partout, à poser le tournevis pour rangement ultérieur qui n’arrive jamais et qui fait que le tournevis peut rester trois mois dans le verre à brosses à dents. Quinze ans de vie commune, quinze ans de “je le rangerai plus tard”, quinze ans de trucmuches qui traînent, de merdouilles qu’il oublie et qui me sautent aux yeux, grosses et fumantes, dans tous les coins de la maison.

Quinze ans de merdouilles, je peux vous dire, ça fait un bon gros tas de merdouilles.

L’engueulade conjugale part au quart de tour




Alors ma certitude que c’est lui, elle est solide, elle est droite sur son socle, perchée tout en haut de ce tas de merdouilles à ranger après-mais-après-quoi-on-se-demande. 

Je retourne le voir dans le bureau, remontée et prête à en découdre de ma carte d’identité et de nos années de choses importantes et de trucmuches jamais remis où ils devraient être.

L’engueulade conjugale part au quart de tour:

-Non, mais, elle est où ma carte d’identité, hein! C’est toi qui l’avais en dernier! Tu l’as laissée n’importe où, comme d’habitude!

Monsieur redresse la tête comme s’il se préparait à un duel d’honneur et me rétorque, terriblement vexé:

-Mais pourquoi tu crois toujours que c’est moi! En plus, je te signale que je te l’ai forcément rendue parce que ta carte ne peut pas être dans mon portefeuille, elle n’y rentre pas, je me rappelle avoir essayé, assène-t-il l’index levé

-Mais tu ne ranges jamais rien, tu laisses toujours…

-C’est bon, je passe mon temps à ranger, je ne vais pas essuyer tes reproches...





Je me fais jeter comme une malotrue de son bureau, repars en fulminant. 

Je n’ai pas pu en découdre mais je ne peux pas en démordre.

Je suis sûre que c’est lui. 

J’en suis sûre.

Je le connais.





Il repasse à côté de moi quelques minutes plus tard et enfonce le clou. Il m’a rendu la pochette avec les papiers, dont la carte d'identité, m’assure-t-il en mimant le geste de me donner le dossier.

Le doute s’insinue. J’essaie de me rappeler cette passation de dossier bleu marine, que je revois très bien. Je ne me revois pas, en revanche, avec la pochette bleue dans les mains, mais est-ce que je l’aurais jetée avec la carte par inadvertance? Ce serait bien ma veine! Je serai étonnée, ce n’est pas mon genre… en même temps, je suis fatiguée. Dernier n’avait que quelques semaines quand Monsieur est parti avec les papiers… Est-ce que je l’accuse à tort? Je sais bien qu’il range, globalement, c’est juste cette manie de laisser les trucs n’importe où. Je suis peut-être injuste, je...

Il fallait chercher mieux




Un grand “ah!” me tire de mes pensées coupables. Monsieur arrive en brandissant ma carte d’identité, le regard triomphant et me lance d’un ton de reproche:

-T’avais vachement bien cherché, hein! 


Je baisse la tête, me fait petite et demande :

-Elle était où?

-Dans le panier, à l’entrée!

J’avais cherché dans le panier à l’entrée où je laisse mon sac à main, en me disant que la carte en avait peut-être tout simplement glissé. J’avais cherché plusieurs fois, je l’avais retourné, le panier de l’entrée.

Non. 

C’est pas possible.

Elle n’y était pas. 


Je le connais.

Il est d’une terrible mauvaise foi certains jours.

Je relève la tête et le fusille du regard.

-Non, c’est pas vrai. Elle y était pas. Elle était où? Allez, avoue!

-Dans mon portefeuille.

J’éclate de rire. 

-Le portefeuille où tu m’as garanti, promis, juré sur tes aïeux, qu’elle n’était pas parce qu’elle est de toute façon trop grande? Celui-là de portefeuille? 

Il part d’un bon rire, avec son attendrissante mauvaise foi.

-En même temps, t’avais qu’à chercher dans mon portefeuille, tu me dis que tu as cherché partout et là non? Attends, excuse-moi, tu n’as pas fait ton boulot.

-Oh, tu es terrible quand même!


Quinze ans de merdouilles pas rangées, mais quinze ans de rire et quinze ans d’amour.

Allez, donne-moi ma carte, va, que je la range.

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