Le ridicule ne chante pas

 

Batailles choisies #400

Pour ma 400e bataille choisie, je ne parlerai pas de mes enfants, non, mais de moi, cette fille complexée dont le plus grand cauchemar est de chanter devant tout le monde, encore pire et avec beaucoup de gênance devant 6 messieurs et leurs instruments - billet incluant du patriarcat dedans parce qu’on ne se refait pas, 400e ou non. 🎸


 

C’est l’occasion rêvée de refaire de la musique, non? 

Les lundis soirs, une salle de classe est mise à disposition pour les parents d'élèves qui voudraient chanter ou jouer d’un instrument. C’est libre, il suffit de s’inscrire sur le groupe Whatsapp.

Allez, lance-toi, allez, ça va bien se passer. 

Depuis que j’ai déménagé au Chili, j’ai dû abandonner la pratique du chant choral que j’aimais tant, j’ai dû dire adieu à mes deux chœurs, à mes amis choristes, aux soirées et samedis de répétitions, aux concerts. 


Allez, lance-toi, allez, ça va aller. 


Bon, c’est sûr qu’un groupe de parents d’élèves, ce ne sera pas pareil, ce serait trop beau, mais peut-être juste chanter de nouveau, travailler des partitions, chanter avec d’autres personnes. J’ai suffisamment confiance en moi pour chanter seule, disons de la folk américaine, accompagnée d’une guitare…? Ma pratique intensive, les dizaines de concerts, ça a réparé la jeune fille qui se mettait à pleurer en cours de musique au collège ou celle qui se cachait dans les toilettes pendant les soirées karaoké, je crois. 

Allez, lance-toi, allez, ça va bien se passer. 

J’écris. Je me présente, voilà, Héloïse, je suis blabla, j’ai fait beaucoup de chant, mais classique, est-ce que c’est le style, blabla. Oui? Tout le monde est bienvenu? J’hésite un peu. 


Allez, lance-toi, allez, ça va bien se passer. 

C’est quoi le pire qui peut se passer? Au pire, hein, c’est affreux, tu te couvres de ridicule, tu sors à reculons en t’inventant une excuse et puis bon, tu oublieras.

Et si ça se passe bien, qui dit chant le soir, dit soirée sans enfants, dit une vraie bouffée d’oxygène, ne laisse pas passer une telle chance! 


Allez, je me lance. C’est ce soir? Très bien, j’y serai.

J’arrive. Je suis la première dans une grande salle de classe à demi vide dans un préfabriqué. Quelques tables ont été poussées sur le côté. J’attends. 

Un premier monsieur arrive, un trentenaire colombien. Il a l’air gentil et il est poli. On fait un peu la conversation. Il a une guitare, il a l’air impressionné de mon goût pour la chorale classique. Je lui demande s’il sait jouer de la folk américaine, John Denver, Dolly Parton, avec un peu d’entraînement, je dois pouvoir chanter ça. Il ne connait pas. Il me cite des artistes latino-américains qu’il aime bien jouer. Je ne les connais pas. Mais le Colombien est gentil, il me dit qu’on peut se mettre d’accord sur un morceau et s’entraîner. Je souris, malgré l’inquiétude dont je ne me départis pas, malgré ma peur de n’être pas du tout à ma place. Mais s’ils sont tous comme le Colombien, je vais bien trouver moyen de rester dans ma zone de confort, et puis, éventuellement, plus tard, d’en sortir un peu?

 

La porte de la salle s’ouvre soudainement. Un deuxième monsieur entre, qui salue le Colombien avec un claquement de main très viril. Il a des cheveux grisonnants peignés en coupe moderne. Il se tient très droit dans des bottes et un jean mettant en valeur le blouson en cuir, à la mode, respirant le magasin cool, qu’il porte avec confiance. Il m’adresse quelques mots en me regardant de haut, me pose trois questions auxquelles je réponds d’une voix de plus en plus petite, du chant classique, non, pas de formation musicale, peut-être de la folk américaine, qui? Ah non, je ne connais pas. Le Blouson finit par plisser les lèvres et se détourner de moi pour parler avec le Colombien qui, lui, connaît le musicien en question.  

Tranquille, ça va bien se passer. 

Un troisième parent d’élève entre, crie depuis l’entrée un salut à pleins poumons aux deux messieurs déjà-là, m’adresse un coup de tête poli, à moi qui ai commencé à me déporter vers le bord de la salle, poussée par les caisses encombrantes amenées par les hommes, les vrais. Le dernier arrivé me demande si j’ai déjà chanté dans un groupe de rock parce que justement, il a besoin d’une back-up. Euh, non, du classique, mais peut-être de la folk américaine? Le Rockeur répond que c’est pas du tout son style. Lui il connaît tout le rock argentin par cœur, et m’ignore déjà pour faire un grand signe du bras qui fait du vent dans cette petite classe, aux quatrième et cinquième messieurs, l’Organisateur puis l’Accordeur qui court s’installer sur une chaise au milieu de la salle pour accorder sa guitare. Je me dirige vers l’Organisateur des rencontres musicales, euh, je ne sais pas si je suis à ma place, c’est que j’aime bien le chant classique, peut-être de la country ou de la folk américaine, tu aimes bien, toi? 

- J’aime tout! Tu sais, j’ai enregistré plusieurs albums donc tant que ça se joue, ça me va. Ah oui, John Denver, bof, non, mais c’est sympa quand même.

- Et on attend d’autres parents?

- Encore une personne, oui, mais il est toujours en retard. En plus, c’est dommage, c’est lui qui a les multiprises.  


Je me suis mise dans un coin de la salle. Je commence à respirer lourdement. Je pourrais reparler au Colombien mais il est accaparé par le Blouson et le Rockeur qui a amené un très gros sac à dos me laissant présager du pire.


Non, mais si, respire, ça va aller.


Bientôt, les six messieurs ont tous déballé, à grands renforts de muscles, leurs amplis et leurs guitares.

C’est à qui aura la plus grosse.


Ils ont formé un cercle et regardent leurs instruments, comparent leurs jacks, caressent les guitares dont les couleurs métalliques scintillent. Ils se les prêtent, se les pincent, les attrapent par le manche avec délicatesse, admirent celles du voisin, demandent les bonnes adresses, discutent technique et rock argentin.


Non, mais si, respire, ça va aller.


J’essaie de rester digne mais en moi-même, plus les secondes passent, plus je me délite. Je ne sais pas où me mettre, n’arrive pas à retrouver accès au Colombien parce que le Pro et l’Accordeur sont en train de feuilleter avec lui un livret de partitions épais comme un dossier de cour d’appel.

Le Rockeur accueille, avec de grands gestes au ciel et des exclamations tonitruantes, le Retardataire qui arrive enfin avec les prises, mises immédiatement à contribution. En quelques minutes, la soirée karaoké rock argentin des années 90 a commencé, le Rockeur enchaînant les tubes en hurlant au micro amené par lui dans son sac à dos de l’enfer pour le concert dont je suis l’infortuné public. 

Le Pro remarque mon malaise, non, pas de folk américaine, mais regarde, ce tube de Nirvana, tu dois bien connaître, quand même, non? C’est super connu. Il me passe sans ménagement la partition, effectivement, je connais, se saisit du micro et, guitare à la ceinture, démarre, me laissant sur le bord de la route, accrochée à la partition qu’il m’a collée dans les mains, incapable de chanter un truc pareil, sans préparation, sans travail, moi je n’ai pas de formation musicale et puis les soirées karaoké, ce cauchemar. Je suis tellement hors de ma zone de confort que, sans le vouloir, sans le sentir, sans le remarquer même, pas à pas, petit à petit, je sors à reculons du centre de la salle, mes pieds m’amenant inconsciemment vers la sortie où apparemment m’attend ma zone de confort. Le Pro me rappelle avec des signes de la main et des fausses notes dont je suis coupable, parce que je me suis éloignée avec la partition et qu’il ne se souvient plus des paroles du troisième couplet. Je lui rends et vais m’asseoir sur une table tout au fond, en attendant la fin du morceau. 

Mes regards où se retiennent de naître des larmes passent sur le Rockeur qui trépigne sur le côté de la scène, il fera la prochaine, hein, la prochaine, sur le Blouson qui a l’air d’être d’accord avec l’Accordeur pour une question de branchement, sur le Retardataire qui revient, il a oublié un truc dans sa voiture et sur le Colombien qui regarde, depuis l’autre côté, tout ce monde avec qui il va tant apprendre.


Non, mais arrête de respirer, ça se passe trop mal, c’est horrible.


Le Pro a fini sa chanson. Je me saisis de mon sac à main et vais le voir d’un air empressé. Il faut que.. Il faut que… je parte oui.       


C’est quoi le pire qui peut se passer? Au pire, hein, c’est affreux, tu te couvres de ridicule, tu sors à reculons en t’inventant une excuse et puis bon, tu oublieras. Et si ça se passe bien, une soirée sans enfants, une vraie bouffée d’oxygène! 


Mon plan pour refaire de la musique a assez bien marché, je dirais, oui: c’est le pire qui peut se passer. C’est affreux. Je me suis couverte de ridicule, euh, j’ai bafouillé une excuse bidon qui, euh, sentait l’excuse bidon à plein nez, je suis partie à reculons retrouver mes enfants. 

En revanche, je n’ai pas oublié.


Batailles en vrac⭣

Batailles rangées⭣

Heloise Simonridicule, musique