Jusqu’à la dernière goutte

 

Batailles choisies #513

Verser une larme pour sa dernière goutte de lait. Pour moi, l’allaitement, c’est fini. 🤱


 

J’en ai fini avec l’allaitement. Cette partie de ma vie est terminée. Depuis des semaines, peut-être des mois, d’abord hésitante et faible, puis de plus en plus forte, assurée, une voix en moi me susurre que c’est bientôt fini, que je vais bientôt arrêter, que j’ai le droit d’en avoir marre. Cela fait quelques jours déjà que Dernier n’a plus tété. Mes seins ont un peu gonflé avant de dégonfler, d’en avoir fini avec ça, eux-aussi. Je n’allaiterai plus. Je suis soulagée et triste à la fois. Je ferme un chapitre de ma vie. J’arrête, avec les sentiments mélangés que provoque cet adieu à un vécu si particulier. Car allaiter son enfant est une expérience qui en contient mille. J’aurai allaité mon aîné quatre mois pendant un allaitement difficile, mon fils du milieu une année douce et sans heurts et mon troisième vingt-et-un mois, avec l’impression de marathon fini sur les rotules. J’ai donné le sein toujours en me posant des questions, parfois avec difficulté, souvent avec joie, plus souvent encore avec lassitude. J’ai eu trois enfants, j’ai eu trois allaitements. J’ai aimé et détesté, j’ai voulu arrêter et j’ai cherché à continuer. J’ai envie de faire un bilan, un dernier tour de piste, un adieu. Trois enfants, trois allaitements.



Pas une goutte - Grand



C’est mon premier enfant. Je ne sais rien. J’ai prévu d’allaiter. Mais je ne sais rien. J’ai lu des livres, assisté aux cours de préparation à la naissance, ai imaginé que tout serait simple et évident. Mais je ne sais rien. Alors l’allaitement est très difficile. J’ai mal. Je ne sais pas qu’il existe des positions, des faits, des savoirs et je me noie dans la confusion des “chaque enfant est différent”, des “il y a un problème avec mon lait”, des “il ne faut pas le mettre tout le temps au sein pour ne pas lui donner de mauvaises habitudes”. Je ne connais pas la mécanique, je ne sais pas qu’il y a, sinon un mode d’emploi, au moins des principes directeurs pour qu’un nourrissage se mette en place. Je ne sais pas qu’un allaitement prend du temps à s’installer, qu’il est un travail à plein temps les premières semaines, jour et nuit, qu’il faut une tranquillité d’esprit que, préparant mon déménagement au Chili, je n’ai pas. Je ne sais pas alors j’écoute tous les conseils contradictoires des professionnels que je croise: oui, la tétine, non surtout pas, non ne le mettez pas tout le temps au sein, donnez-lui dès qu’il demande. Je commence trop tôt le mixte et très vite, trop vite, l’allaitement m’échappe. Alors que j’habite déjà au Chili où l’allaitement est considéré comme une évidence, je n’ai pas plus d’instructions, je ne sais pas plus lire le mode d’emploi en espagnol, je n’arrive pas à refaire surface, je me noie dans les questions, dans les incertitudes, je plonge dans l’automne, dans une solitude terrible, dans un épuisement, dans un gouffre. 

Alors j’arrête. J’arrête à quatre mois après un trajet plein de bosses et de trous, avec un goût amer, une impression d’échec. Dans la première version du roman que j’écris alors et qui deviendra Litanie Valparaíso, il y a des pages et des pages de lait qui ne coule pas, de tétée parce que l’enfant pleure et que je ne sais pas comment calmer ses cris, d’heures passées avec un enfant sur le sein, frustrée parce qu’on ne peut rien faire d’autre qu’attendre qu’il ait fini. 


Allaitement 1: trop de questions, pas de réponses, beaucoup de souffrances, si peu de joie, un lait qui se tarit, une mère qui s’épuise.



Goutte à goutte - Milieu



Je feuillette le journal intime que je tiens depuis plus de 10 ans à la recherche de quelques pages où j’évoque mon allaitement de Milieu (qui est Petit à l’époque). Pendant longtemps, j’ai raconté mes journées par le menu, ce que j’ai fait, vu, dit, tous les jours ou presque, à la main, dans des carnets format détective. Des suites de faits, quelques sentiments, de plus en plus complexes et mal calligraphiés à mesure que j’ai des enfants. Je relis donc mes carnets pour trouver de la matière et… rien. Rien. C’est dire. C’est dire comme tout était doux, simple, comme les souvenirs des tétées souffrance de Grand ont été remplacées par les tétées plénitude de Milieu, c’est dire comme une maternité ne ressemble jamais à la suivante ni à la précédente.

Si je n’ai pas écrit des pages et des pages noyées dans les angoisses de lactation, je me souviens en revanche que, très inquiète à l’idée de reproduire les erreurs de mon premier allaitement, je décide que je ferai appel, dans la première semaine de vie de mon deuxième, à une conseillère en lactation à domicile. Je me rappelle que je veux absolument partir du bon pied, cette fois-ci. Je me rappelle aussi qu’au retour de la maternité, quelques jours suffisent pour que l’allaitement parte sur les chapeaux de roue et que j’annule le rendez-vous. Ben oui, à quoi ça servirait de parler de bonheur, de douceur, de tranquillité, d’évidence?   


Pour Milieu, c’est l’allaitement parfait, en symbiose. Il est heureux de téter, je suis heureuse de lui donner la tétée. Les souvenirs que j’ai de lui sont les centaines de fois où, repu, il se détache soudainement du sein, une goutte de lait coulant du bord de sa petite bouche rose, les lèvres encore dans un air-mouvement de succion; les centaines de fois où, repu, il s’endort pour des siestes parfaites, celles qui ont une durée prévisible, celles qui ont lieu toujours au même horaire, celles qui sont des réponses et non des points d’interrogation.

Le passage à l’allaitement mixte puis, quelques mois après, au biberon exclusif, se passe sans trop de souffrance.  


Allaitement 2: goutte à goutte, Milieu m’a réconcilié avec l’allaitement.



La dernière goutte - Dernier



Il est 4 heures du matin et, pour la troisième fois de la nuit, je suis réveillée par les pleurs de Dernier. Il est 4 heures du matin et je n’ai pas le courage de mettre en pratique les bonnes habitudes prônées par la conseillère en sommeil, je n’ai pas le courage de le câliner, assise dans le lit, surtout pas couchée, je n’ai pas le courage de l’entendre pleurer. Il est 4 heures du matin et je suis fatiguée. Épuisée, je me résigne à lui donner le sein. Il est 4 heures du matin et je n’ai plus envie d’allaiter. Je ne veux plus. Je veux passer à autre chose. Cette nuit difficile est la dernière goutte. 


Cela fait plus de vingt mois que j’allaite. C’est avec Dernier que j’aurai plongé dans les plus beaux regards d’un bébé heureux de téter. Parce qu’il ne s’endort pas au sein à toutes les tétées, lui et moi partageons de superbes moments. Je le regarde, il me renvoie mon regard, plein d’amour, plein de douceur. Lorsqu’il sait que c’est l’heure du lait, c’est un peu comme s’il me demandait la permission avec ses yeux noisette qui s’assurent si c’est bien maintenant, maintenant, c’est bien vrai, Maman?

Sauf que cet allaitement m’épuise. Je l’ai fait aussi longtemps pour lui donner des anti-corps durant sa première année de crèche, dans l’idée qu’il ne soit pas trop malade, qu’il soit un peu protégé du Covid. Cet allaitement s’étire car maintenant, contrairement à Grand et contrairement à Milieu, Dernier est suffisamment grand, autonome, mobile, décidé, pour faire clairement comprendre qu’il veut téter, téter, téter! Môman! Tétée! J’aimerais arrêter, mais je n’arrive pas à trouver le bon moment, je continue, par facilité, par résignation. J’aimerais arrêter pas parce que je n’aime pas allaiter, mais parce que, je crois, j’ai envie de passer à autre chose. Je ne veux plus de bébé dans ma vie. Je veux bien avoir des enfants, mais pas des bébés. Pire, plus grave, parfois à 4 heures du matin, parfois à 14 heures ou à 16 heures, je ne veux vraiment plus, je ne supporte plus d’avoir un bébé dans ma vie.


Les gouttes coulent une à une sur le bord de mon vase. Plus Dernier réclame, plus j’ai envie d’arrêter. Dans ma tête, j’ai pris ma décision. Depuis plusieurs mois, je produis moins de lait. J’attends une opportunité… la voilà: Dernier est, encore une fois, malade (l’allaitement ne l’aura certainement pas sauvé des maladies de crèche) et Mari l’a pris chez sa mère. Et quoi? Encore tirer mon lait? Non: je ne tire pas mon lait durant son absence. Je passe nos journées de retrouvailles à lui dire “non, désolée, je n’ai plus de lait”, “non désolée, pas de tétée mon Dernier”.


J’ai le cœur un peu brisé, le cœur un peu soulagé, le cœur un peu lesté, le cœur un peu plus léger. J’ai l’impression de mal finir une aventure, de finir sans amour une histoire d’amour. Je respire et étouffe de culpabilité. Existe-t-il un monde où un bébé vous fait comprendre qu’il n’a plus envie de prendre le sein? Existe-t-il un monde où un allaitement s’arrête en symbiose? Je ne sais pas, parce que je lui ai tourné le dos, je l’ai délaissé, j’ai décidé d’arrêter de lui donner le doux lait et j’en suis amère


Allaitement 3: sourire triste à ce lait qui m’a débordée, adieu à la dernière goutte.


Batailles en vrac⭣

Batailles rangées⭣