La famille lapin

 

Batailles choisies #514

Au menu ce soir: salade composée de laitue, d’enfants dégoûtants et d’amour maternel. 🐇


 

J’adore la salade. La mâche, la laitue, la scarole, la feuille de chêne, l'iceberg, l’espagnole, toutes les variétés de salade, celles qui ont un nom en France et un autre au Chili parce que, peu importe leur nom, la salade est un de mes légumes préférés. J’adore tellement la salade que c’est un sujet de taquinerie dans ma belle-famille où, paraît-il, on prépare un saladier pour la table et un juste pour moi, où la question “Tu finis la salade, Héloïse?” résonne à la fin de tous les repas, où on me prévient qu’on a vu des lapins rôder près du potager, il faut que j’aille surveiller mon entrée. Cet amour vient de loin. Je me rappelle que quand j’étais adolescente, je chapardais du saladier des feuilles brillantes de vinaigrette pendant que ma mère avait le dos tourné vers la cuisson des pâtes. J’adore la salade donc et, pourtant, je n’en mange plus. La faute à qui? À votre avis…


La faute aux enfants, évidemment, tout est toujours de la faute des enfants, surtout lorsque ce sont les miens: les garçons n’aiment pas la salade. J’en ai eu assez d’en acheter pour qu’elle pourrisse dans le frigo, j’en ai eu assez de me dire que je la laverai demain et que le demain où j’aurai le temps de la laver n’arrive jamais, j’en ai eu assez de la laver, de la préparer pour que personne n’en veuille sauf moi. J’en ai eu assez d’offrir mes goûts et mon cœur sur un plateau et qu’on me le rende Salomé-style, avec ma tête coupée dessus

GRAND - Mais Maman! Combien de fois on va te dire qu’on n’aime PAS la salade! 

MILIEU - J’en weux PAS! Beurk!

DERNIER - Nan! Nan! Nan!

Alors voilà, même si je pense avec une larme à l'œil à ce producteur de salades bios du coin, plus de salades pour moi. Un maigre sacrifice pour la paix du ménage.


Enfin… les garçons n'aimaient pas la salade.


Ce soir, je me suis préparé un petit saladier juste pour moi et je me délecte d’avance de ce plaisir que je me suis, pour une fois, autorisé. La feuille de chêne était petite, pas de gâchis, c’est sûr. Les trois garnements zieutent avec assez d'insistance le contenu du plat rose pour que je propose sans conviction: - tu veux goûter?

Dernier se saisit d’une feuille. La met timidement dans sa bouche. Mâche sans ambition. Sauf que surprise! Ses yeux s’allument de plaisir et à peine a-t-il fini la feuille qu’il postillonne un “encore!” joyeux. Milieu, intrigué, demande de sa petite voix choupi et de son air mignon s’il peut goûter… Grand se joint à l’exploration de cette saveur si longtemps dédaignée. Les trois messieurs sont bientôt tellement convaincus que le saladier rose est réduit à néant, bouchée après bouchée, bazar après bazar. Oui car mâche, laitue, scarole, iceberg, espagnole ou feuille de chêne, les salades exigent une certaine technique de mangeage que mes enfants ne maîtrisent pas. Grand, résolu, est allé se chercher de quoi l’assaisonner à son goût et, avec planification et maladresse, laisse autour de son assiette une montagne de sel, des flaques d’huile et des ruisseaux de vinaigre. Milieu s’applique à extraire de son assiette avec une précision d’excavatrice chaque feuille, qu’il met dans sa bouche en passant d’abord par les joues et les oreilles. Dernier a un bout de feuille dans les cheveux, un sur la paupière gauche, quatre sur le pull, cinq sur le pantalon et le reste sur le sol. 


Un peu déçue de ne pas avoir goûté moi-même à mon plaisir, résignée à vivre avec mes enfants alors que tout est toujours de leur faute, je regarde mes trois dégoûtants, grignotant feuille après feuille comme des lapins, qui le museau bas, qui enfonçant ses petites dents avec un acharnement métronomique, qui mâchouillant derrière de grosses bajoues, je les regarde avec leurs taches, leurs pattes sales et leurs moustaches d’huile, et je suis fière.


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