À Béné
Batailles choisies #550
Une longue dédicace pour un livre d’il y a longtemps… ✍🏻
Une collègue me dit vouloir lire mon roman. C’était récemment son anniversaire. Pourquoi ne pas lui offrir Litanie Valparaíso? me commente-t-elle.
- Bien sûr, j’en serai ravie!
C’est vrai. Je suis toujours heureuse d’avoir de nouvelles lectrices, de pouvoir partager mon travail. Demain, je lui écris une dédicace et amènerai mon bouquin à l’école!
Ou demain, parce que je n’ai pas eu le temps en fin de compte, aujourd’hui.
Bon, demain.
Allez, demain, sans faute.
Demain?
La semaine prochaine, alors!
Demain, vraiment, demain…
Les demains s’enchaînent et la dédicace ne vient pas. Je croise ma collègue à plusieurs reprises, je lui promets que je n’ai pas oublié, si, si, je vais le faire! Pourquoi remettre à demain? Qu’y a-t-il entre aujourd'hui et demain qui fait obstacle?
La procrastination est toujours indicative d’autre chose que de la flemme, ou du manque de temps. C’est qu’il y a, dans cette dédicace, des doutes et des peurs, des sentiments contraires à démêler, un nœud émotionnel à dénouer.
Litanie Valparaíso est un roman autobiographique, basé sur mon arrivée au Chili alors que mon premier enfant avait deux mois. Situation difficile: j’étais seule la majorité de la journée avec mon nourrisson, dans un appartement froid, dans une station balnéaire de début de l’automne, j’étais une mère incompétente et désemparée, très désarçonnée par les difficultés d’une vie que j’imaginais douce et pleine d’amour. Conséquence simple: c’est un roman sombre.
Je suis toujours fière de l’avoir écrit. Je le trouve réussi comme roman et je pense qu’il est important qu’il existe. Il parle d’une expérience encore taboue, participe au mouvement de libération de la parole sur la maternité dans lequel il s’inscrit, marque aussi un jalon dans mon parcours d’écrivaine.
Pourtant, cette période très difficile de ma vie est révolue et me semble maintenant lointaine. De même, ce bébé pleurant constamment, ce bébé face auquel je me sentais si démunie, n’existe plus depuis longtemps. Et c’est une sensation étrange d’offrir avec Litanie Valparaíso, une fenêtre sur ma vie d’avant, sur mon moi d’avant, sur mon fils d’avant, d’autant que ma collègue était, l’année dernière, l’institutrice de mon fils. Entre le bébé détesté de mon roman et l’enfant de 6 ans mignon la majorité du temps qu’elle a connu, il y a un monde, et il y a un monde de culpabilité. Je ressens un léger malaise à l’idée que quelqu’un qui connaît mon fils puisse sentir à quel point il m’a fait souffrir.
Pourtant, c’est aussi, sans doute, l’avant-goût d’une discussion qu’il faudra bien, un jour ou l’autre, que j’aie avec lui. J’imagine Grand, me posant la question avec son air sage de grande personne, avec sa voix intelligente et compréhensive qu’il a, pleine de l'empathie qu’il montre pour moi: - Et Maman, c’est vrai que tu ne m’aimais pas quand j’étais bébé? - Oh, ce n’est pas ça, chéri, c’est plus compliqué, tu sais.
Lorsque j’ai écrit ce roman, je n’étais mère qu’une fois, je n’avais eu qu’un enfant. Je pensais que toute maternité débutante était comme celle que je vivais. Alors que deux enfants et deux maternités supplémentaires au compteur, je sais qu’il y a une infinité de nuances, j’ai dans mon corps, dans ma chair, dans mon âme, plusieurs expériences, très différentes entre elles, une sagesse, un recul enfin, que le figement dans le texte qu’est Litanie Valparaíso ne montre pas. Le format d’écriture que j’ai maintenant, dans Batailles choisies, mon blog autobiographique, est plus libre, effaçable, modifiable en théorie (même si je ne le fais jamais), ne gravant rien dans le marbre ni dans le papier.
J’aurai mis du temps à offrir ce livre parce que j’aurai mis du temps à faire la dédicace. Mais ça y est, je suis prête! Dans cette dédicace, il y a tout ça, toute cette fierté, tout ce travail, toute cette culpabilité aussi. Tout un préambule rien que pour toi, Béné.
Bonne lecture!