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À fleur de peau
 

Batailles choisies #426

Apprendre l’empathie est un long chemin semé d’épines, où les fleurs sont rares - mais belles. 🌺


 

- Tu veux un coup de pied? demande Grand.

Milieu répond, sans bien comprendre ce qu’on lui a demandé, avec l’amour et la confiance qu’il a en son grand frère, par un léger hochement de tête. S’en suivent un coup de pied, un hurlement, des larmes et une grosse engueulade: mais enfin Grand, comment tu peux faire ça? Peu importe ce qu’il t’a dit, jamais, jamais, plus jamais, c’est clair, tu as bien compris? 

Quand il se fait gronder parce qu’il a sciemment mal agi, Grand entre dans des états émotionnels extrêmes: son visage se déforme sous le coup de l’émotion; il pleure à chaudes larmes; il court se cacher sous son lit, derrière une étagère, une porte, ou dans n’importe quel recoin de la maison; sa peine dure parfois une demi heure, parfois une heure. Je tente en général de le tirer de cette spirale, de l’accompagner pour en sortir grandi, sauf que là, je suis outrée par cette bêtise méchante, par ce coup de pied qu’il a mis à son gentil benêt de frère qui se fait avoir par ignorance. Il est hors de question que je réconforte le violenteur et pas le violenté. J’en ai marre et je suis dépassée. Ce n’est pas si dur de se mettre à la place de son frère, si? Juste de le regarder, et de se dire, par effet miroir, ben en fait, non, je n’aimerais pas qu’on me mette un coup de pied! 

J’ordonne à Grand de disparaître de ma vue, vas te doucher immédiatement. Mon grand sensible part se doucher, laissant dans ses pas sa culpabilité et ses gros sanglots. Ses larmes, pourtant, sont promptes à se transformer en flèches car mon grand sensible est aussi un combattant. À sa peine succède sa colère. 


- Grand, tu as fini?

- Non. Je ne vais pas me doucher.

- Mais tu t’es savonné, il faut te rincer maintenant, sinon, tu vas attraper froid.

- Non, je veux pas me savonner, je veux attraper froid.

- Mais tu vas être malade, sinon.

- Très bien, je veux être malade.


La spirale de colère, de frustration, de haine, nous emporte tous, nous tire vers le bas, entraîne Grand dans les bas-fonds. Il veut tellement nous blesser qu’il nous menace de tout ce qui nous énerve, je vais te tirer la langue jusqu’à la nuit, je vais dessiner sur les murs, je vais prendre tous tes vêtements et les jeter par terre, je vais déchirer tes livres. Ces sorties de Grand ne sont pas rares et j’ai pour habitude de ne pas entrer dans la guerre, de dire oui, ah bon, non, sans mettre le doigt dans l’engrenage. Sauf que, comme il veut que j’entre dans la danse, Grand est prêt à tout, y compris à se faire du mal à lui-même. 


- Alors, je vais détruire mes peintures.

- Tes peintures?

- Oui, toutes mes peintures.


Grand revient chaque semaine de son cours de peinture avec une toile qu’il a peinte. Sa professeure l’aide à terminer à chaque cours une toile qu’il rapporte fièrement et qu’on regarde, émerveillés, fiers, oh, c’est toi qui as fait ça! Mais, elles sont magnifiques, tes fleurs! Ah oui, parce que Grand a toujours aimé les fleurs: les regarder, les cueillir, en faire des bouquets et désormais, les peindre. 


Il menace donc de nous détruire, nous, notre amour et notre fierté pour lui, en se détruisant lui-même, en détruisant ses tableaux de fleurs, mêlant sa haine de lui à sa haine de nous. Au moment où il entend son père, excédé par les menaces et les larmes, me dire que s’il détruit ses tableaux, on ne lui paie plus de cours de peinture, Grand s’agite de plus belle. Je me dis alors que c’est le moment de lui faire comprendre ce que peut ressentir son frère: 

- Grand, tu te rappelles, quand tu es allé à l’anniversaire de ton amie, la semaine dernière? Tu te rappelles, comment tu t’es senti, alors que tu l’aimes bien et que tu as confiance en elle, quand elle t’a frappé sans faire exprès. Tu t’es senti mal, non?

La spirale de haine s’arrête soudain, et c’est l’émotion extrême, encore à vif de cette humiliation, qui explose, avec spasmes et larmes. Puis Grand se met à chercher frénétiquement ses peintures qu’il ne trouve plus, pleurant encore plus, persuadé qu’on a jeté ses tableaux, qu’on a mis ses propres menaces à exécutions. 

- Mais, Grand, regarde, elles sont là, tes peintures, je les ai juste rangées dans la pochette, comme d’habitude, dans le bureau de Papa.


Les pleurs se calment. Un temps passe. Le tunnel dîner-bain-dodo est fini pour Milieu et Dernier, qui dorment tous les deux quand je redescends et trouve Grand dans le salon, apaisé, en train de regarder ses peintures. Je m’assois à côté de lui sur le canapé. Je demande si je peux regarder le tableau qu’il a fait aujourd’hui. Ce sont deux nénuphars, copiés d’un tableau de Monet. Je trouve le tableau émouvant, deux nénuphars en gros plan, sur une eau calme mais trouble, avec les traits sûrs de la professeure où se mêlent les traits de mon fils, ses tâtonnements, ses apprentissages. 

- Grand, tu sais que ce que tu as peint ressemble beaucoup à un tableau d’un peintre français, qui s’appelle Monet. Elle t’en a parlé, ta professeure?

- Je ne sais pas. 

- C’est un peintre qui aimait beaucoup peindre des fleurs.

- Comme moi.

- Oui, comme toi. 

- Les fleurs, c’est ce que je préfère peindre.

- J’imagine. C’est calme, c’est beau à regarder.

- Oui, c’est beau. 

- Là, par exemple, je trouve magnifiques ces touches de jaune au milieu du rose.

- Oui, moi aussi.

- Quand on ira en France, est-ce que tu voudrais aller visiter la maison de Monet?

- Oui, j’adorerais. Il y aura ces fleurs-là?

- Je pense que oui…

 

Le torrent est passé. Je dépose un baiser sur le front de mon fils et vais vers la cuisine, laissant Grand regarder sa dernière peinture, ses nénuphars. Dans l’eau qu’il a peinte se reflète l’âme, si douce, si dure, si belle et si cruelle, d’un Narcisse de six ans.


Batailles en vrac⭣

Batailles rangées⭣

Les regards indifférents
 

Batailles choisies #178

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En deux mots:

Rassurez-moi, il n’y a pas que moi que ça énerve, les regards indifférents, quand on raconte sa journée avec les enfants? 


 

Ils me sortent par les yeux, ces regards des gens à qui vous racontez votre journée, week-end, soirée, avec vos enfants, et dont vous sentez très bien qu’ils n’en ont rien à faire, qu’en eux-mêmes, ils soufflent d’ennui, et qu’ils ont hâte qu’on passe à un autre sujet de conversation. Ces yeux éteints qui disent non mais tu vas pas me raconter quelle purée il a mangé ton gosse, ou ces regards vides qui espèrent que ce qui s’est passé après le gros caprice va être raconté rapidement. 

 

Ces regards d’indifférence polie me blessent particulièrement. Ils viennent des proches, le mari, la famille, les amis (en général ceux qui n’ont pas d’enfant).

En fait, oui, cette histoire que je raconte sur une sortie difficile au café avec les enfants, Petit voulait pas mettre son masque, il a essayé quinze fois de passer par-dessus la barrière de la terrasse, Grand qui demande toujours le yaourt au granola, là, je sais pas, ils lui ont mis plus de céréales, il en voulait pas, en fait, je sais, je sais bien que ça n’entre pas dans les critères de la conversation lettrée, dans la causerie de bon ton. 


Mais quoi? C’est ma journée, ça. C’est ma vie, même. Et quoi, je ne devrais rien dire?

Ça vous ennuie? Ben moi aussi ça m’ennuie. Mais jusqu’à preuve du contraire, ces journées ennuyeuses, routinières, pleines de micro-événements pour ceux qui les vivent qui n’en sont pas pour ceux qui ne les vivent pas, c’est le travail parental gratuit. C’est ce qui permet à tous les proches que cette conversation lasse d’avoir une vie plus intéressante que la mienne.

Et j’ai remarqué que lorsque le mari, le frère, la cousine, ont passé quelques heures avec les enfants alors, soudainement, ils ont le même type de conversation que moi.


Je les accueille comme j’aimerais qu’on accueille mes chroniques de maman: avec des questions intéressées et des regards empathiques, solidaires, enfin, complices.

Ça rend les journées moins longues.

 
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D’autres batailles ⭣

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Heloise Simonempathie, ennui