Bis repetita non placent

 

Batailles choisies #435

Vous souvenez-vous que Grand, après avoir affreusement traîné des pieds, avait fini par apprendre à faire du vélo et qu’on en était tous si fiers? On vient de lui en acheter un neuf, magnifique, avec des vitesses! Eh bien, vous ne devinerez jamais quoi… (kill me now) 🛴


 

Je regarde avec fierté Grand pédaler allègrement sur son beau vélo tout neuf dans la rue devant la maison. Le vélo sur lequel il a appris, pas plus tard que cet été, est déjà trop petit, trop basique pour un garçon de six ans. C’est avec une grande joie que son père et moi sommes allés lui acheter un nouveau bolide, avec les vitesses qui lui permettront de courir le monde, de faire des sorties avec ses amis, de grandir! Il y a tant de promesses dans ce beau vélo jaune! 


Grand arrive au bout de notre rue, entame son demi-tour. Il dirige son guidon vers la petite pente, le bouge de droite à gauche, perd de la vitesse en essayant maladroitement de se mettre dans la bonne direction, ralentit trop et perd l’équilibre. Le vélo tombe, Grand avec, sans le moindre mal ni pour le biclou ni pour l’enfant. 

Je m’approche pour offrir mes encouragements et mes respects, bravo, tu sais, un nouveau vélo, il faut s’y habituer, hein, les mouvements, c’est différent, tu as vu, celui-là, comme il a de grandes roues, le faire tourner demande un peu d’entraînement.


Grand a sa tête fermée. Sa tête fâchée. Sa tête têtue.

Ah non.

- Ben, qu’est-ce qui t’arrive?

- Je ne veux plus faire du vélo.

Ah non. 

Non.

Pas encore! Pas encore ce blocage! 

On ne va quand même pas revivre ce calvaire! 

Lui apprendre à faire du vélo a été une horreur!

Grand tête de mule, Grand forte tête, Grand qui regimbe, Grand qui refuse tout net, Grand qui est complètement bloqué et moi qui me retrouve complètement en échec, complètement désemparée parce que je ne comprends pas ce qui bloque ni comment le débloquer!

Et quoi, il va nous falloir le vivre encore? 

Grand a un beau vélo jaune flambant neuf, il lui suffit de l’apprivoiser et non, au lieu de ça, il va encore faire son ingrat, celui qui n’a pas le moindre sens de l’effort, qui abandonne au lieu de réessayer, l’ingrat qui ne sait pas la chance qu’il a d’avoir un vélo tout neuf quand d’autres n’en ont pas!  


J’ai la bouche pincée, je suis affreusement dépitée mais je retiens mes reproches - on ne saurait faire boire un âne qui n’a pas soif. En ce qui concerne cet âne-là, je ne le sais que trop. 


Avec toute sa mauvaise tête et sa mauvaise volonté, Grand finit tout de même par relever son beau vélo jaune et le pousse jusqu’à la maison en trainant des pieds. Il met la béquille, boude encore avec ostentation. Je bous intérieurement mais je me tais. Je ne veux pas entrer dans la bataille. Il y viendra, je le sais, me dis-je pour me rassurer. Il y viendra d’autant plus que Mél, une petite voisine, va venir dans moins de deux heures faire une sortie en bicyclette en famille, la première sortie de grand avec un vélo jaune tout neuf, un vélo de grand, avec des vitesses. Si ça coince avec moi, ça décoincera sans aucun doute avec son amie. 

Je bous intérieurement, mais je ne dirai rien. 

Je laisserai mon fils dépasser sa frustration. 

Je ne dirai rien. 

Si, juste qu’il faut ranger ton vélo.

- Grand, si tu as fini, tu dois ranger ton vélo, juste là, contre le mur.

     

Grand tente de relever la béquille mais, parce qu’elle coincée par la pédale, il ne réussit pas. Réessaie. Rate de nouveau. Se frustre. S’énerve. Se fâche. Se désespère. Excédé, pousse son vélo qui se renverse (doucement, heureusement) sur le sol.


Je bous intérieurement, mais je n’entrerai pas dans la bataille. 

Je laisserai mon fils dépasser sa frustration.

Je lui fais les remontrances qui s’imposent quant au soin qu’on doit apporter à ses affaires.

Je réitère: il faut simplement ranger le vélo contre le mur, en attendant que ton amie Mél arrive.  

 

Grand s’est braqué. Avec toute sa mauvaise tête et sa mauvaise volonté, il refuse. Non, je vais le laisser comme ça pour toujours. Non, je ne vais plus jamais faire de vélo. Non, je n’y arrive pas. En plus, il est moche. Et puis je ne vais pas faire du vélo avec Mél, j’irai en trottinette, d’abord!


Je pourrai résoudre le problème en une minute et relever le vélo puis la béquille pour que Grand range son bolide d’un beau jaune inutile. Je m’y refuse pourtant, parce qu’en moi, quelque chose bout, m’énerve, me frustre, me fâche, m’excède, quelque chose se rebiffe, renâcle, regimbe: je ne vais pas faire les choses à sa place! Non et non! Hors de question que mon fils n’ait aucun sens de l’effort, qu’il refuse de remonter sur le cheval après une chute, enfin, tout le monde sait bien à quel point c’est important pour la construction, la définition, l’affermissement du caractère! Qu’il abandonne à la moindre difficulté, non! Que je lui rende toujours la vie plus facile, que je l’aide toujours à traverser ses émotions, non, basta, y’en a marre!

Calmement et résolument, je dis:

- Grand, écoute-moi bien. Soit tu apprends à trouver des ressources en toi pour réussir par toi-même les choses. Soit, si et seulement si tu as réellement essayé et que tu n’y es pas arrivé, tu demandes de l’aide, mais comme un grand: tu exprimes correctement ce dont tu as besoin. Chouiner, te frustrer, bouder, abîmer les objets, non. Hors de question.


On a creusé nos tranchées. Maman refuse de lever le petit doigt pour aider son fils avec sa béquille coincée et son vélo échoué, le fils refuse de lever le petit doigt pour décoincer la béquille et remettre le vélo droit. Grand reste dehors en criant qu’il ne rentrera jamais, qu’il n’apprendra jamais à faire du vélo. Je rentre à la maison et vaque à mes occupations en le surveillant d’un œil. Grand n’esquisse pas le moindre geste. Je refuse de m'énerver, je refuse d’intervenir, je refuse de céder. C’est vital, c’est essentiel. 

Cela fait 30 minutes qu’il est dehors, juste devant la maison, assis sur le trottoir devant son beau vélo jaune tous fers en l’air. J’en suis au point où je ne sais pas si je me trouve parfaitement dans mon rôle de mère, ou si je me trouve parfaitement ridicule. Cette histoire de vélo, c’est à la fois futile et très important, c’est anecdotique et ça veut tout dire. Il est évident que la bonne chose à faire, la solution pour sortir de là, est de prendre de la hauteur, de laisser tomber, d’accepter qu’il puisse errer du haut de ses six ans. Tout comme il est évident que si je laisse tomber, si j’accepte ses errements, alors j’élève un futur dictateur, c’est couru d’avance! Plus le temps passe, plus intervenir serait une erreur. Plus le temps passe, plus j’aurais déjà dû faire quelque chose.

Au bout d’une demi heure, je l’aperçois qui comprend, puisque son vélo est couché, qu’il peut facilement relever la béquille - ce qu’il fait. Avec grimaces et bouche pincée, il relève difficilement le lourd bolide jaune et va le ranger à sa place. Il entre à la maison et passe devant moi en disant que plus jamais il ne fera de vélo. 


Je crois que j’ai réussi. Ou échoué. Mais j’ai gagné. Ou perdu, je crois.


Je continue d’ignorer sa mauvaise humeur et les regards perçants qu’il me lance, préférant me concentrer sur la sortie vélo avec son amie Mél. Comment il va faire? C’est la honte pour lui, s’il n’y arrive pas! Ou c’est la honte pour nous! Comment… 


Trois coups brefs interrompent mes pensées. Ça frappe à la porte. C’est Mél, avec son beau vélo blanc. 

- On y va, lance-t-elle? Où est ton vélo, Grand?

- Je ne sais pas encore bien en faire mais je viens quand même!


J’ai à peine le temps d’enfourcher mon vélo que Grand est déjà parti en trombe, un grand sourire sur son visage, tout heureux de suivre son amie, à toute vitesse, sur sa trottinette bleue.


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Batailles rangées⭣