Batailles choisies #477
Avoir envie d’abandonner ses enfants quand ils vous mettent des coups, des gnons et des bims, par maladresse: check, check et triple check. Nos gosses, bourreaux sans faire exprès. 🤕
Une des choses qui m’agace, m'énerve, puis m’exaspère le plus, c’est que mes enfants me bouffent. Ils m’envahissent physiquement, me grignotent, me piétinent littéralement: les garçons passent entre mes jambes alors que je cuisine le dîner, manquant de me faire trébucher; ils m'agrippent pour des embrassades pleines d’effusion, alors que j’essaie de ranger des jouets, et me font tomber à la renverse ; ils se collent à moi sur le canapé alors que je me croyais, pour quelques maigres minutes, en sécurité, en liberté, en oisiveté.
Un de ces envahissements de mon corps, de mon espace, de mon intégrité, me fait particulièrement sortir de mes gonds: les coups de tête. En jouant, en quémandant des câlins, en cherchant à s’échapper alors que je tente de leur enfiler un pull, les trois garçons m'ont gratifiés d’infortunés et douloureux bim bam paf, où j’ai dû ravaler ma hargne et tendre l’autre joue. À lire ci-dessous, trois histoires de coups de boule, lors desquelles je n’ai eu d’autre choix que de garder la tête froide.
Dernier
La nuit a été terrible. Dernier est sans doute un peu malade ou bien fatigué ou bien a trop d’énergie. Il a peut-être mal au ventre ou aux dents, ou il couve quelque chose. Il a quelque chose, mais quoi? Sa peine est illisible. Ses plaintes, en revanche, sont parfaitement audibles. Il s’est réveillé trois, cinq, ou dix fois, il pleurniche sans arrêt. Il m’insupporte. Cette nuit, pendant que je regarde les murs de la nouvelle chambre de Dernier, je me dis et me répète que j’en ai marre, absolument marre, vraiment marre, que je ne veux plus de la petite enfance, que je veux bien être mère, mais seulement si je suis une mère qui dort la nuit, seulement si je ne vis plus constamment dans les cris, dans les bobos de bébé. Moi, je ne veux pas être là, mais Dernier, lui en a désespérément besoin: il a besoin de moi, de mon lait, de ma chaleur, de mes câlins. Il s’éloigne de moi mais se rapproche aussitôt, il semble s’endormir et se réveille, bouche pleurant, yeux fermés, s’approche de moi, monte dans mes bras et cherche du réconfort en se lançant tête en avant vers sa maman…
Coup de boule.
Il m’a fendu la lèvre.
Toute ma fatigue et ma frustration accumulées montent d’un coup et menacent de sortir par ma bouche haineuse, en éruption dangereuse. Donner mes seins, donner mon corps, donner mon temps, donner mes forces, mes années, d’accord… mais être frappée, ensanglantée et endolorie… vraiment, il mérite le pire…
Doucement, tranquille, il va s’endormir, puise de la patience, oublie la brûlure, de fatigue, d’humiliation, d’exaspération, de douleur, garde la tête froide…
Milieu
J’ai bien de la chance d’avoir ce moment de partage avec mes aînés. Nous sommes assis sur le bord d’un canapé, dans un lounge où un magicien fait pour nous du close-up, tours de cartes, tours de manipulation, sous nos yeux ébahis. Mes enfants sont ravis de ce moment hors de l’ordinaire, nous rions, nous écoutons avec toute notre attention, nous sommes dans un temps suspendu… avec un enfant de 4 ans, pourtant, la suspension dure bien peu et la chute bungy-style ainsi que le rebond qui s’en suit, menacent toujours… Milieu commence à papillonner, il bidouille, gigote, bat des jambes, dodeline de la tête. Je le prends sur mes genoux, tout contre mon corps, pour le ramener à ce petit cadeau que nous fait la vie de famille, si ingrate, d’habitude… Il redonne un peu de son attention au magicien qui l’invite à regarder une balle en mousse rouge sur la table avant de lancer une blague qui fait partir Milieu dans un grand éclat de rire que je trouve si adorable durant une seconde… Temps suspendu des vacances, rire qui reste en l’air, joies simples d’être avec ses aimés… Sauf que l’éclat de rire s’est accompagné d’un mouvement de tête, venue percuter ma joue et mon oreille avec force et dureté. Aïe! Ça fait horriblement mal! Je suis sonnée, j’ai la chaleur de la douleur qui se rue sur mon visage et l’humiliation de la chute de notre petit nuage familial qui me monte aux joues.
Je n'arrive pas à retenir un “aïe” sonore, énervé, j’essaie de montrer, face au public, mon meilleur jour de mère patiente, douce, aimante, alors qu’avec un ton impatient et dur, où passe tout le désamour que j’ai, à cet instant T, pour ma vie, je dis, “Milieu, tu m’as fait super mal!”
Blanc. Sourire gêné. La douleur lambine. La colère aussi.
Respirer.
Caresser la tête de mon bourreau, qui s’est fait mal lui aussi.
Garder la tête froide.
Grand
Ça va mal finir. Ça finit toujours mal. Leurs jeux brusques de frères, là, prennent toujours le même chemin: boulevard des Rires puis à gauche cours de la Surexcitation, on passe sous la galerie d’Agace-Menace, épingle à droite pour finir dans l’impasse de la Chamaille. Grand et Milieu se courent après en tournant autour de la table basse du salon. Il y a des coins menaçants, des bobos qui se perdent et des coups de pieds qui se camouflent en jeu innocent. Je fais le rapide calcul qu’il vaut mieux intervenir maintenant que dans cinq minutes, que ça nous coûtera moins, d‘effort, de cris, de larmes: les enfants, regardez! On peut lire ce livre, il vient de France! C’est Papi et Mamie qui l’ont amené.
Les enfants ignorent superbement ma proposition d’activité calme préférant jouer à chat de la cuisine au salon, frôlant les poignées de porte, caressant le coin du plan de travail, rasant les pieds de chaise. Ce qui devait arriver arriva: l’un tombe, l’autre aussi, l’un crie, l’autre plus fort, l’un pleure, l’autre se moque, l’un frappe, l’autre rétorque. L’avalanche de coups est rapidement passée du tapis au canapé, où je m’assois lourdement, pour faire barrière de mon corps à leurs disputes dans le but de couper aux arbitrages des fautes et de torts. Je commence à lire, fort et avec détermination:
“Prosper le bulldozer était bien malheureux. Il devait, à lui seul, détruire ce vieil immeuble mais…”
Il n’y a rien de mieux qu’un gros engin de chantier pour attraper l’intérêt de deux enfants agités. Je dois bien reconnaître d’ailleurs que l’histoire de Prosper le bulldozer est bien mignonne, pleine de bons sentiments, de douces idées, de tendres dialogues. Mes garçons captivés à chaque page se demandent et me demandent si la boule de démolition va réussir à atteindre le mur, allez, encore un petit effort, allez, tu y es presque. Avec enthousiasme, lorsque la page tant attendue arrive, que Prosper le bulldozer s’élance, Grand qui, boudant à demi, était resté dans le fond du canapé, se lance lui aussi vers l’avant, vers la page, vers sa maman, à qui, ravi, il met un gros coup de boule.
Marre des bulldozers.
Marre d’en prendre plein la tête.
Garder la tête froide, une fois, deux fois, trois fois.