La sobriété
 

Batailles choisies #460

Acheter des cotillons pour la fête d’anniversaire de son fils, le rendre heureux quelques instants et désespérer dans son cœur et pour longtemps de la société de consommation - ou élever ses enfants dans l’urgence climatique. 🎉


 

Il existe un mot-dièse dans l’air du temps, un concept qui nous permettrait de sauver la planète, auquel je pense constamment: la sobriété. Je voudrais que notre vie soit plus sobre, qu’on consomme moins, que nos besoins et nos désirs soient réévalués, qu’on se demande avant chaque achat si celui-ci est bien nécessaire, qu’on prenne pleinement conscience que notre consommation actuelle est un désastre pour la planète et pour l’humanité, pour les générations futures, pour nos enfants. Je voudrais l’apprendre à mes enfants et le mettre rigoureusement en pratique moi-même.

Le problème, c’est qu’aujourd’hui, je suis dans le temple de l’ébriété: un magasin d’articles de fêtes et d’accessoires pour cotillon. La cave est pleine à ras bord, de gobelets de toutes les couleurs en plastique et en pack de 50, d’assiettes en carton emballées dans un sachet plastique, de petits jouets en plastique bon marché pour les pochettes-surprise qu’on offre aux enfants invités, de pistolets à paillettes de plastique et d’aluminium, de costumes à bas coût et leurs accessoires en plastique, de bougies d’anniversaire en cire mais sans doute aussi en plastique, de couverts en plastique, de ballons en plastique, de décorations en plastique, de bonbons plein de sucre et de produits chimiques pour la piñata, soigneusement et individuellement emballés dans du plastique. Me retrouver dans cet endroit est un châtiment, je souffre de regarder chaque rayon, toutes ces babioles absolument inutiles et dont la durée de vie va de l’usage unique à trois jours, le temps maximum de vie d'un jouet pour pochettes-surprise. Chaque regard sur ces horreurs de la société de consommation alourdit mes pas, au point que j’ai l'impression d’avancer entre les rayons comme dans une boue épaisse, une fange formée par les errances du monde et par ma propre culpabilité. J’ai envie de partir de ce temple marchand ou d’y mettre le feu, sauf que j’y suis, coincée par la pression sociale, et, qu’avec résignation, je prends un caddie.  

 

C’est l’anniversaire de Milieu dans quelques jours. Ses trois anniversaires précédents ont été fêtés en petit comité, en famille, confinés pour les deux derniers. Milieu, qui est en maternelle, a maintenant des petits camarades et des amis. Il a envie de fêter son anniversaire, il a une liste de choses qu’il veut et que son frère ou des camarades qui l’ont invité à leurs fêtes ont eu: une piñata, des pochettes-surprises, des sucreries. Comment les refuser, au nom de l’écologie, au nom de la sobriété, qui sont de bien tristes réalités face aux yeux brillants de son bambin? 

Pour mon aîné, j’avais, de mon mieux et avec beaucoup d’effort, fait un pas de côté de la société de consommation et de l'exagération si caractéristique du Chili pour les fêtes, et particulièrement pour celles des enfants. La moindre célébration, le moindre anniversaire ici, quelque soit la classe sociale (quand on a peu de moyen on fête à crédit), a une liste d’impondérables et d’achats auxquels il est difficile de couper: jeux gonflables, ballons, pochettes-surprises, tas de cadeaux bon marché et inutile, vaisselle jetable, canettes, bonbons, catastrophes après catastrophes écologiques sous des couleurs chatoyantes et fourrées au sucre. Pour Grand, donc, j’avais prévenu que je ferai un anniversaire plus à l’européenne, en faisant un pot commun pour un seul cadeau, en privilégiant les fruits aux bonbons, en privilégiant le carton au plastique. C’était du temps, du travail et des efforts, pour organiser en amont, pour faire accepter à Grand cette curieuse sobriété. Pour Milieu, je saute à pieds joints dans la boue et emplis mon caddie de babioles inutiles qui cassent au bout de deux jours et polluent la planète pendant des centaines d’années, de bonbons qui déforment le goût et les attentes des enfants, de décorations qui certainement ne tiendront pas plus de trois anniversaires.


Milieu a adoré son anniversaire. Il a eu la piñata dont il rêvait, il s’est goinfré de bonbons qui lui ont laissé la bouche et le visage tout verts, il a ri avec ses petits camarades des balles rebondissantes. J’attendrai qu’il grandisse un peu pour qu’il puisse comprendre qu’on peut renoncer au plaisir des pochettes-surprises, que c’est mieux pour tout le monde. Je repense aux anniversaires de mon enfance, ceux où on avait un seul gâteau au chocolat pour 9 enfants, ceux où on jouait dehors à rien de spécial, ceux où on ne faisait pas d’excès parce que la journée passait vite, et maintenant que la nuit est tombée, que les invités ont quitté la fête, maintenant que les enfants regardent la télé pour nous laisser le temps de remplir un sac poubelle, je me mets à ramasser les emballages de bonbons, déchets d’aluminium et de plastique qui jonchent l’herbe de notre jardin.


Batailles en vrac⭣

Batailles rangées⭣

Colère
 

Batailles choisies #459

Il est des disputes de couple qui laissent des marques. ❤️‍🔥


 

Dernier est encore malade. On est jeudi et j’ai une grosse journée de cours. Mon mari prépare son sac pour partir avec Dernier quand il reçoit un message de sa mère: pas d’Internet chez elle. Est-ce qu’il va quand même venir, du coup, s’il ne peut pas télétravailler? 

Pour comprendre ce qui suit, je dois revenir à l’année dernière. En juin 2021, nous sommes confinés chez ma belle-mère. Dernier a cinq mois, Milieu a bientôt trois ans et Grand a cinq ans. Je suis en congé maternité, mon mari est en télétravail de 8h30 à 18h30. Ma belle-mère et moi courons d’un enfant à l’autre, Dernier ayant faim, Grand ayant sa classe par  visioconférence, Milieu faisant une crise de larmes parce que son bout de bois est cassé. Ce sont de longs mois épuisants, des mois où je livre un combat quotidien pour exister, pour trouver quelques moments de respiration, pour écrire notamment, parce que sans l’écriture, j’ai l’impression d’étouffer. Il est très difficile, pourtant, que ce besoin de travailler, ce besoin de respirer, soit bien reçu par ma belle-mère qui gère toute l’intendance d’une maison où elle vit seule mais doit s’occuper de cinq parasites, ou par mon mari, selon lequel je ne devrais pas travailler puisque je suis en congé maternité. J’écris quelques minutes par ci, par là, je vole des instants pour moi en tentant de naviguer sur les eaux tumultueuses de cette vie que je n’ai pas choisie. Un soir, épuisée par les mauvaises nuits, par le rythme frénétique des journées, par cette étrange prison où le Covid nous retient, j’explose. C’est la plus grosse engueulade que j’ai jamais eue avec mon mari, en 17 ans de relation. Je ne sais plus ce qui la déclenche, je suis furieuse, totalement hors de moi, j’essaie de lui faire comprendre ce dont je souffre, ma voix s’étrangle tellement j’ai l’impression qu’on ne parle pas la même langue, que personne ne comprend ce que je vis ni dans quel état de stress je suis alors que je ne demande qu’à souffler un peu, qu’à respirer, qu’à arrêter de courir d’un besoin à l’autre en m’oubliant, en me saignant. Prise à la gorge par l’injustice profonde que je vis, je mêle à ce mal-être une litanie de petits et de grands reproches, de ceux qui émaillent les disputes de couple. On reste fâchés plusieurs jours, puis avec le temps qui passe, on passe à autre chose - et on ne garde que les traces de brûlure de cette colère mémorable.

Une année est passée et la situation n’est plus la même: j’ai repris le travail, les aînés sont de retour à l’école. Dernier, qui est entré à la crèche, reste notre plus grand souci puisqu’il est souvent malade. C’est systématiquement mon mari qui s’en occupe, qui le prend chez sa mère quand il tousse trop, qui s’en occupe, le temps que je rentre, quelques heures en journée qu’il doit ensuite rattraper le soir, qui court d’un enfant à l’autre, qui s’y épuise. Il le vit comme une injustice profonde que ce soit toujours sur lui que ça tombe, et je comprends. Ce matin, le sms de sa mère lui annonçant qu’il n’y a pas d’Internet déclenche la plus grande colère dans laquelle il soit jamais entré. Il laisse éclater une furie contenue depuis des mois et me passe le plus gros savon qu’il m’ait jamais passé, lui qui est épuisé de devoir travailler tout le temps, d’être tout le temps en retard sur le boulot, de trembler dès que l’écran de son téléphone annonce “crèche”. Il est noyé, pris à la gorge par ce sentiment d’impuissance et ce sentiment terrible d’injustice. Et pas d’internet chez sa mère. C’est trop. Ce matin, c’est juste trop. Travailler alors qu’on a des enfants en bas-âge, c’est impossible. Il ne veut plus. Pas plus qu’il ne veut de cette vie qu’il a, sur le fil, constamment au bord, à la limite, pas plus qu’il ne veut de la répartition des tâches dans la maison, qu’il en a marre de s’occuper de la maison, marre de se retrouver avec les enfants, marre de ne pas avoir de vie à lui, marre que la famille l’empêche de travailler correctement.

Il vide son sac, d’une voix étranglée parce qu’il est étranglé depuis des mois, m’invective, me reproche tous mes défauts, toutes mes faiblesses, toutes mes insuffisances. Le soutien que je tente de lui offrir maladroitement et ma compassion de cette situation mettent de l’huile sur le feu. J’ai l’impression qu’on a vécu des choses proches, il trouve qu’on a vécu des expériences complètement différentes, lui avec son travail stressant, moi avec mon écriture qui n’est pas un vrai travail. Il reste entre nous, au milieu des larmes que je verse, au milieu des cris qui résonnent encore dans la maison, alors que Dernier joue dans un coin en toussant terriblement, un grand fossé au fond duquel des braises rougeoient.

La colère est une émotion utile. Elle est une façon de dire que le seuil est atteint. Mais elle n’est pas une sortie, une solution. Elle ne mène nulle part. Elle reste là, avec les dégâts qu’elle a causés. Il faut l’endurer tout comme on endure ce qui a mené à elle.

Je n’ai rien à offrir pour que ça aille mieux, juste l’espoir des vacances prochaines, juste une parenthèse dans cette collision quasi quotidienne entre la famille et le travail. On a besoin que nos enfants grandissent, qu’ils ne mettent plus une pression si terrible sur nos vies professionnelles et intimes, mais on n’a pas de solution pour l’heure. On a encore quelques semaines, quelques mois, quelques années, mais courtes, si courtes, à endurer et ça ira mieux, je crois - les brûlures disparaîtront.

Je laisse mon mari, je dois aller travailler, je ne peux rien faire d’autre que laisser retomber

le souffle de l’explosion

la pression

la colère.  


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