Le problème avec la bienveillance
 

Batailles choisies #490

De un à trois enfants, je suis passée de “l’éducation positive à tout prix” à “l’éducation positive, oui, mais…”  ꩜


 

Ça va mal finir. 

C’est l’heure crainte et honnie de la sortie du bain. Je sais ce qui vient: je vais batailler pour que Grand et Milieu mettent leur pyjama, je vais littéralement leur courir après pendant qu’ils trouvent que c’est le moment idéal pour jouer à chat tout nus, faire une bataille d’oreillers ou faire le poirier zizis pendants. C’est comme ça tous les soirs. On dirait que Milieu et Grand attendent la sortie du bain pour se lancer dans une session de jeux effrénés. Plus les semaines avancent, moins je supporte cette ultime bataille du jour, alors que leurs jeux brusques et foufous finissent toujours mal, en disputes, en coups de pieds, en pleurs, alors que je suis fatiguée, alors que j’ai juste envie de passer au moment de la lecture dans lequel la maternité a caché quelques gratifications et qui se réduit à presque rien à mesure qu’ils cabriolent.

Les garçons, nus sur mon lit, jouent à cache-cache sous les couvertures, totalement absorbés, ignorant totalement mes demandes répétées et suppliques redites, de silence (votre petit frère dort), de calme (les enfants, il est tard), de coopération (une fois en pyjama, on pourra regarder une vidéo sur le Titanic). Je sens chauffer mon bouillon intérieur, je sens bien que ce soir, encore une fois, je risque de jeter mes beaux principes d’éducation positive dans la bataille d’oreillers et sortir les cris, le mauvais démon et l’éducation au martinet. Alors, essayant de trouver une sortie sans gronderie, essayant d’apprendre l’autonomie et la responsabilité à mes enfants, essayant de ne pas me fâcher, encore, je reste là, à regarder les deux garnements qui ne méritent rien de mieux qu’un bon coup de pied aux fesses, la bouche tremblante de colère, à ne rien faire et ne rien dire, à ne faire que regarder les garçons avec des pistolets dans les yeux.

 

L’éducation positive… J’étais à fond dedans pour mon premier fils, un peu moins pour mon deuxième et j’ai l’impression que c’est un ami perdu de vue depuis que j’ai trois enfants. L’éducation positive et bienveillante a été une grande richesse pour moi, en tant que personne, en tant que mère. J’ai beaucoup observé mes enfants, en prenant le temps de la réflexion; j’ai essayé de mon mieux de me décentrer; j’ai cherché à regarder le monde à travers les yeux de mes garçons, à les comprendre en me mettant à leur place. Pourtant, je vis très fort en ce moment, alors que les garçons en sont à se tirer la langue, hilares, que l’éducation positive est un enfer pavé de bonnes intentions, qui me bloque, me fait terriblement douter de ce qui est juste, de mes principes et de mes limites. Les injonctions sont fortes à être toujours en maîtrise de soi, à toujours prendre en compte les émotions de son enfant au point que, très souvent, je n’arrive pas à me retrouver au milieu de mes savoirs d’éducation bienveillante, au milieu de mes idéaux de mère qui réussit à expliquer sans se fâcher. À force de me décentrer, au nom de la bienveillance, je me perds. 

Je continue de lancer mes plus terribles regards noirs sans parvenir à atteindre les garçons avec mes foudres silencieuses, dans leur bulle d’excitation, de joie, d’égoïsme tranquille. Pour me pétrifier davantage encore dans ma recherche de sortie positive, me revient en tête un texte que j’ai lu plus tôt dans la journée sur Facebook, disant qu’on a souvent l’impression que nos enfants ne nous écoutent pas alors qu’en réalité, c’est simplement qu’ils n’arrivent pas, tout à leurs émotions, à leurs sentiments extrêmes, à leurs jeux qui les happent tout entiers, que, réellement, ils ne nous entendent pas. Je ne trouve pas comment rompre le cercle vicieux dans lequel les garçons sont entrés, paralysée par la recherche de la bonne manière d’approcher, la manière non-violente, celle qui se frayera un chemin sans cri, sans dispute, empêchée aussi par l’impression coupable et poignante que je crie trop souvent sur mes gosses. On me dira, oui, mais l’éducation positive, ce n’est pas tout accepter, non! C’est aussi faire respecter ses limites. Oui. Sauf qu’à tout passer par la bienveillance, j’en subis aussi la pression insupportable qui interdit de détester


Au lieu d’éclater, le jeu idiot de mes garçons bruyants finit par dégonfler. Je n’ai pas mis en place une once d’éducation positive. Je me sens piétinée, aliénée, j’ai été traînée après avoir mal embarqué, mais je suis arrivée quelque part: les enfants sont en pyjama, prêts à regarder la vidéo du Titanic promise. Cette sortie du bain était un échec. Ou une réussite. Je ne sais plus. J’ai lu trop de livres de parentalité. Ou pas assez. Je ne sais plus. Tant pis. Parce que j’ai bien droit, pour moi-même, à un peu de bienveillance.


Batailles en vrac⭣

Batailles rangées⭣

Team building
 

Batailles choisies #489

Une session de team building, ou tout ce qui ne va pas avec le monde. 🎾


 

À un club de sport où j’ai emmené mes enfants, qu’il faut occuper en ce jour férié, Grand et Milieu m’ont suffisamment tannée pour que j’accepte de jouer au tennis. Mari a acheté un set de raquettes et de balles, il faut bien l’utiliser; je me dis qu’ils joueront surtout entre eux deux et que je pourrai m'asseoir un moment pour regarder le paysage; il faut bien occuper les journées, je l’ai déjà dit. Je vais bien sûr échouer à rester assise et vais courir après de mauvaises balles en soufflant d’exaspération, mais j’y reviens plus tard.

À côté du terrain où nous sommes, se tient de toute évidence une session de team building puisque deux équipes de trentenaires et de quadras font des exercices parfaitement ridicules au son d’une musique trop forte et de cris d’encouragements. Mes garçons n’arrivent pas à jouer, regardant ce qu’il se passe à côté tantôt avec curiosité, tantôt avec fascination, tantôt avec stupéfaction. Il est vrai que les activités préparées par des coachs ayant, je n’en doute pas, d’excellentes idées et des intentions tout aussi bonnes, sont, pour le moins, stupéfiantes: cinq ou six cadres, yeux bandés comme pour colin-maillard, marchent en file en se tenant par les épaules et tentent de suivre un parcours marqué par des plots de couleur, posant leurs pieds, gauche, droite, gauche, droite, dans une marche militaire maladroite, au son d’une chanson de reggaeton. Un peu plus loin, d’autres cadres marchent, en file également, à l’intérieur d’une large bande élastique noire, qu’il faut faire avancer comme la roue d’un hamster, en tenant les rebords avec leurs mains bien en l’air, et en faisant coïncider leurs pas. Ainsi déguisés en courroie de transmission, ils doivent se rendre à un bout du terrain où l’un des membres de l’équipe sort de la roue, enfile un chapeau en forme d’entonnoir inversé et sert de panier de basket à un autre membre de l’équipe, qui n’a, d’après mes observations, que deux essais.

Quel spectacle! Les garçons restent scotchés, bras ballants, raquettes inutilement pendant de leurs mains, à écouter les tubes de l'été passés, les cris primaux, les “vas-y” dits avec énergie, les applaudissements de stade de foot et les tapes dans le dos de vrais mecs.

Je me rappelle pourquoi je déteste et ai toujours détesté les activités de team building: un environnement majoritairement masculin (il n’y a que deux femmes parmi les chanceux), des hommes qui beuglent des mots qui se veulent encourageants, des activités risibles, des compétitions et des points, le tout saupoudré d’une efficacité de marketing. Rien d’étonnant, donc, à ce que j’ai choisi un métier où je ne risque pas de croiser de telles activités. 

Nos regards finissent par sortir de leur hypnose pour revenir à notre partie de presque-tennis. D’un côté du filet, je lance des balles, de l’autre côté, Milieu et Grand font du vent avec leur raquette dans l’espoir qu’une heureuse coïncidence fasse se rencontrer la balle et la maille. Milieu, avec toute son énergie, avec toute sa concentration, rate balle après balle, malgré ses gestes secs et précis. Grand, avec ses gestes maladroits et flasques, réussit de temps en temps à me renvoyer la balle, même si le plus souvent elle termine au fond du cours, hors du terrain ou dans le filet. En ce qui me concerne, lorsqu’enfin une balle revient de mon côté, je ne suis pas en reste puisque je cours mollement, en soufflant d’exaspération, peine à renvoyer la balle, qui part complétement à droite ou à gauche. On est ridicules et on est même trop nuls pour s’amuser réellement. Au bout d’un moment, j’en ai marre:   

- On arrête les garçons?

- Non! On continue!

- On arrête, s’il vous plaît, c’est pas très amusant…

- Non, on n’arrête pas.

- Non, mais, les enfants, j’ai dit oui pour vous faire plaisir, mais franchement, je n’aime pas le tennis et en plus, je suis nulle!

- Mais, non, mais non, Maman, tu n’es pas nulle! s’insurge presque Grand, en plongeant ses yeux dans les miens, portant beau son air sérieux de grande personne, de garçon qui a tellement grandi. Regarde, nous avec Milieu, on n’arrive même pas à toucher la balle. Donc, tu y arrives bien, ma petite Maman. 


Ça fait du bien, un peu d’encouragement. Bon allez, encore quelques balles.


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Heloise Simonsport, ridicule, frères